Vers une politique culturelle de l’émancipation ?

Monsieur Ruby, vous êtes docteur en philosophie, enseignant, co-directeur de la revue Raison présente, vous avez collaboré au magazine Marianne il y a déjà quelques années, vous êtes également un collaborateur régulier de l’Observatoire des politiques culturelles, commissaire d’exposition, la liste est très longue, tout cela pour insister sur votre intérêt très fort pour les problématiques culturelles. Vous avez publié une trentaine d’ouvrages dont certains sont ici sur cette table. Vous avez bien voulu répondre à notre invitation pour un sujet sur les mutations de la sphère culturelle et ses répercussions sur la médiation. Je vous laisse la parole.

Christian Ruby

Je remercie les organisateurs de m’avoir invité à parler d’un point de vue philosophique de la question posée et je vais essayer de parler sans trop de technicité. D’autre part, sur certains points je ne ferai peut-être que des allusions mais cela permettra tout de même à chacun de se situer par rapport à un certain nombre de problèmes. Je ne viens d’ailleurs pas vous parler des bibliothèques, même si je suis un gros utilisateur des bibliothèques publiques. Ce serait tout à fait indécent de ma part. Je ne suis pas venu non plus parler de questions qui sont d’ailleurs très importantes, de questions techniques, économiques, politiques au sens partidaire du terme, concernant ces mêmes bibliothèques. Vous allez en débattre pendant trois jours et je ne suis pas directement compétent sur ces questions. Mes titres à intervenir ici sont, pour les résumer brièvement, outre ce que Vincent vient de dire, peut-être simplement une trajectoire. Je viens de la philosophie politique, j’ai débouché sur les questions esthétiques, sur les questions du rapport entre l’esthétique et le politique, sur la question de la place des œuvres d’art dans les politiques publiques et globalement je termine en ce moment par des réflexions sur le statut de la culture aujourd’hui.

Parlons donc de la culture. J’indique d’emblée une précision technique. A propos de la notion de culture, j’ai un collègue qui a répertorié les définitions de la culture existant actuellement, il en a trouvé, je crois, 197. En réalité, ce décompte n’a aucun sens. Ces « définitions » se tassent les unes sur les autres. Ce n’est d’ailleurs pas parce que vous tombez sur une phrase qui contient le mot « culture » que vous obtenez nécessairement une définition de la culture. Et si vous examinez ces phrases, elles se télescopent en quatre grandes catégories.

Premièrement, une définition de la culture au sens de la philosophie des Lumières, à savoir la culture conçue comme élévation de l’âme. La deuxième définition est postérieure au XVIII°, elle renvoie aux philosophies de l’histoire, globalement parlant, et elle définit la culture comme un processus de formation qui peut concerner aussi bien les individus que les groupes, ou les peuples, puisqu’il y a une histoire culturelle des peuples. La troisième définition de la culture, pour réduire un peu le débat, c’est la définition ethnologique, sociologique, anthropologique qui renvoie la culture à un ordre symbolique dont la propriété est qu’il ne peut rassembler qu’à raison d’exclure. La quatrième définition de la culture, celle que je voudrais présenter tout à l’heure, qui me paraît être un des enjeux fondamentaux de notre époque, en même temps qu’un projet, une antenne philosophique que je pousse en avant, c’est la définition de la culture comme « culture de soi ». Ce qui implique un certain nombre de précisions et de développements que je proposerai tout à l’heure.

Je vais dérouler mon intervention ainsi. Après une introduction destinée à situer un certain nombre de choses concernant notre époque, je voudrais procéder à une brève mise en scène de la mutation de la sphère culturelle aujourd’hui. Je voudrais, dans un deuxième temps, rappeler un certain nombre de choses concernant les politiques culturelles, ce sera une sorte de bref rappel un peu historique, profil nécessaire pour poser les questions suivantes. En troisième point, essayer de donner une place à cette question de la culture de soi comme un des modes possibles de l’émancipation aujourd’hui. Je conclurai sur la question des rapports entre le lisible, le visible, l’audible et le dicible aujourd’hui.

Quelques mots d’introduction si vous le voulez bien. Je voudrais rappeler que dans La ruée vers l’or, film que vous connaissez certainement, Charlot, perdu dans le blizzard, tire de sa poche un bout de papier où sont indiqués les quatre points cardinaux. Il manipule fiévreusement le papier, il ne sait pas où il se trouve, donc il ne sait pas dans quel sens le mettre, il s’en sert avec l’assurance du désespoir comme d’un plan qui lui servirait à s’orienter. Cette image permet peut-être d’aborder la situation concrète contemporaine. La désorientation, me semble-t-il, y est assez massive. Elle entraîne quelques phénomènes collatéraux, dont les uns consistent à pousser un certain nombre de personnes vers la nostalgie, les autres du côté de l’aventure, les troisièmes dans une autre direction. En fin de compte, on est exactement dans la situation du film. Si la question est « Comment s’orienter dans un environnement dont tout repère fixe a disparu ? », c’est peut-être aussi que la question des repères fait question et pas du tout la position que l’on peut prendre par rapport à eux. Bien sûr Charlot doit faire front en pleine tempête. Finalement plus il cherche des repères, moins il en trouve et, plus il cherche à faire au moins quelque chose, même sans repère, plus il arrive à sortir de sa situation. Autrement dit, je suis en train d’opposer la question des repères à laquelle tant de personnes font référence aujourd’hui, comme si tout d’un coup cette question était essentielle alors que je la considère comme parfaitement vaine, et j’oppose à la question des repères la question des amers. Pour les marins, je rappelle qu’un amer, ce n’est pas un point unique et fixe servant de repère et là vous pouvez jouer sur l’orthographe du mot, c’est à dire que vous pouvez écrire repère ou repaire, et il me semble qu’aujourd’hui la plupart des personnes prennent les repères pour des repaires. A ces repères, on peut donc opposer des amers, c’est à dire des points de visée à choisir, chacun devant apprendre à construire une trajectoire, en sachant que ces points ne cessent pas de changer. C’est à partir de cette image de l’amer qu’on peut retracer quelque chose qui pourrait s’appeler une analyse de la culture contemporaine.

A partir de là, ce qui me désole, de nos jours, c’est l’existence d’un ton assez désespéré concernant la culture et les politiques culturelles, à juste titre sans doute quand il s’agit des problèmes économiques et de la crise financière, mais plus difficile à comprendre quand il s’agit d’une réflexion philosophique sur la culture ou d’une ouverture sur l’avenir. Ce ton désespéré est développé dans un certain nombre de livres. Heureusement, il existe néanmoins un certain nombre de réflexions plus optimistes ou du moins qui permettent de construire des ouvertures vers quelque chose qui serait peut-être une nouvelle réflexion sur la culture. En l’occurrence, sans faire de la publicité pour ces ouvrages que vous connaissez sans doute, il convient de citer le livre de Jean Marie Hordé Le démocratiseur(1), sous-titré De quelles médiocrités la démocratisation culturelle est-elle aujourd’hui l’aveu ? ; le dernier livre de Serge Saada, Et si on partageait la culture, essai sur la médiation culturelle et le potentiel du spectateur, sorti aux Editions l’attribut (2) , et le livre d’André Schiffrin, L’argent et les mots, paru chez La Fabrique (3) . Ces livres me paraissent proposer des ouvertures sur lesquelles je voudrais m’appuyer. En tout cas, ils ne tiennent pas un discours désespéré et désespérant sur la question de la culture. Et puisque mon collègue y a fait allusion, j’ai présidé moi-même à la constitution de trois numéros de revue sur ces questions de culture. Ce n’est pas « ma » production, c’est une production collective, il y dix auteurs à chaque fois. Ce sont les numéros de la revue Raison présente, Sur les mutations de la sphère culturelle, Pour une éthique de la médiation culturelle et le dernier qui est sorti hier, qui porte sur les Rapports art et sciences. Ce qui m’intéresse, c’est que ces livres et revues sont les témoins d’une mutation, qu’ils tentent de déceler des projets, des perspectives, qui, bien sûr sans négliger les traits majeurs du monde dans lequel nous nous trouvons, essaient de tracer des pistes vers un avenir plus serein.

Bien sûr, ces livres partent de faits. Ces faits vous les connaissez. Mais, ce qui m’intéresse, c’est de traiter ces faits comme les représentants de remises en cause sur lesquelles il faut réfléchir. Des faits, en voici quelques-uns en vrac. C’est juste pour les profiler car ce sont des faits sur lesquels vous vous arrêterez durant ces trois jours : le problème de l’individu de nos jours, et la nécessité d’apprendre à distinguer l’individualité et l’individualisme, car vous savez que la plupart des ouvrages qui tournent autour de l’individu ne cessent de parler de l’individualisme se développant aujourd’hui, ce dont je ne suis absolument pas persuadé, et ce dont les sociologues ne sont pas plus persuadés que moi ; le problème de la consommation culturelle, c’est le plus connu ; le problème des identités et des identifications aujourd’hui ; la question du genre et de la perte des repères ; la question des digital natives, c’est-à-dire des enfants qui sont nés dans l’ordinateur, comme d’une certaine façon nous sommes nés dans la télévision ; la question des jeux vidéo (4), et le devenir marchandise de l’expérience (voyez le livre de Mathieu Triclot sorti chez La Découverte sur la question des jeux vidéo et de la manière dont ils transforment l’expérience en marchandise) ; la question de l’avènement du post humain, pas seulement le cyborg mais aussi la redéfinition complète de l’humain en terme, désormais, de faisceau d’informations, de codage, d’interactivité, toutes choses à discuter. Je termine avec quelques autres faits bien connus : les nouvelles revendications des droits sans référence éthique, un espace public devenu un simple espace de cohabitation, et pour terminer, l’effet des post-colonial studies avec la différence bien sûr, mais c’est peut-être hors sujet, entre post-colonial, postcolonial et post/colonial, trois expressions qui posent trois problèmes différents. Ce qui m’intéresse, sachant que la liste des faits est très longue, c’est de les traiter comme les représentants de mises en cause auxquelles nous devons réfléchir. Face à eux, l’heure est sans doute venue d’un nouvel état des lieux non seulement pour les bibliothèques mais aussi pour toutes les institutions qui instaurent, légitiment, promeuvent des médiations culturelles dans notre société.

Ceci profilé, passons dès lors à la première partie : les mutations de la sphère culturelle.

Ces institutions, et les bibliothèques aussi, sont assurément un enjeu politique, au sens philosophique du terme, pas du tout au sens partidaire du terme, un enjeu dans la redéfinition du commun aujourd’hui. La discussion autour de ces enjeux n’est pas seulement technique, comme on le croit souvent, sur le mode : faut-il acheter plus d’ordinateurs ou pas d’ordinateurs, etc. ? Ce sont des enjeux qui nous lient au problème fondamental de l’époque, à la question du dicible, dans notre société. Pas la question du visible ni du lisible ni de l’audible, mais la question du dicible, qui pour aller vite et lui donner du sens, consiste à rappeler le poids de la manière dont chacun ressaisit l’ensemble des instruments mis à sa disposition. La question n’est donc pas seulement celle de la mise à disposition des instruments. La question fondamentale est de savoir comment on les reprend, comment on les ressaisit, comment on se les approprie. D’où ma perspective de la « culture de soi ». Où l’on voit bien que la question ne concerne pas seulement les personnes engagées dans ces institutions, c’est-à-dire vous-mêmes. Elle s’étend à l’espace public, à la façon dont nous voulons tous, les citoyennes et les citoyens, y compris nous-mêmes, réfléchir au contexte actuel ainsi qu’à la définition de ce que nous appelons le commun, qu’on peut traduire en service public ou non, et qui nous renvoie à l’ouverture sur le dicible.

Ce sont sans doute les évolutions technologiques, je suis très précis dans mes mots, qui ont contribué à sensibiliser à ces enjeux, mais elles ne sont pas le déterminant des enjeux. Elles n’en sont pas la raison. Évidemment les institutions seront obligées d’intégrer les principes de l’interactivité non linéaire à l’intérieur de leurs développements, mais on ne saurait restreindre l’analyse à cela, ou du moins se tromper d’analyse. Je rappelle ce que dit Schiffrin à propos du livre et de l’édition. L’édition est plus menacée par la financiarisation de la planète que par la troisième révolution des manières de lire qui fait succéder l’écran plat de l’ordinateur au codex et au volumen. Enfin il déplace le problème et montre qu’on n’a pas besoin de s’attaquer aux machines, qui sont évidemment essentielles.

La montée en puissance des mutations de la sphère culturelle est non moins primordiale dans l’affaire et c’est là-dessus que je voudrais insister maintenant. Les institutions, il faut le rappeler, sont toujours en crise. Il ne faut pas croire que nous entrons dans une crise. La propriété des institutions, c’est d’être toujours en crise. Pour ne pas perdre trop de temps, je renvoie au livre de Pierre Macherey paru chez La Fabrique (5) . Il porte sur une toute autre question, sur la question de la parole universitaire. Je vous en lis quelques lignes, mais je les transforme, je joue un jeu par rapport à ce livre. Macherey parle de l’université. J’ai remplacé, dans le texte que je vous lis, « université » par « bibliothèques ». Voici : « C’est depuis que bibliothèques il y a, c’est-à-dire plus de cinq siècles, qu’elles (c’est-à-dire les difficultés) se sont manifestées avec des périodes d’accalmie, voire d’assouplissement, scandées par des moments de grande inquiétude et agitation qui révèlent que la chose bibliothèque n’a cessé d’être un objet de souci, et a été empêchée de subsister tranquillement dans son coin, arc-boutée dans ses franchises, à l’abri du regard de la collectivité avec laquelle elle doit tant bien que mal entretenir des relations d’échange, qui, dans certaines circonstances, peuvent revêtir une allure tumultueuse et mettre en péril les dispositifs ordinaires dont dépend son fonctionnement normal ou réputé tel. Le fait que la bibliothèque soit en crise n’a rien de surprenant et même pourrait bien représenter son état normal, que cela se manifeste ou non à travers des effets visibles. La question serait donc de savoir quelle sorte singulière de crise elle traverse actuellement. D’autre part, se trouver dans un état critique est sans doute fort dérangeant, mais peut aussi fournir l’occasion d’échapper au ronron, au train-train dont la corporation des bibliothécaires ». La perspective est claire. Nous n’avons que trop tendance à dissimuler les vrais problèmes derrière l’écran de la notion de crise, ceux qui n’ont jamais été pris en compte, sinon sous la forme de leur dénégation, avec toutes les conséquences fâcheuses que cela ne peut manquer d’entraîner. Les bibliothèques vont sans doute mal, alors il faut en profiter pour essayer de faire remonter au jour certaines nécessités oubliées ou passées sous silence, que leur refoulement a rendu d’autant plus agissantes, même si leur action s’est poursuivie dans le secret, protégée par une ignorance qui en a renforcé la nocivité. Il n’y a rien d’agressif dans le propos, mais cela nous permet de déplacer un peu la réflexion et de lui donner plus de densité.

Deuxième partie, les enjeux au niveau des politiques culturelles.

Première difficulté, quand on parle de politique culturelle et de culture, on parle de la définition de la culture dans les mots de la politique du ministère de la culture, ce qui n’est évidemment pas le sens que je prête au mot culture. Il y a une deuxième difficulté : une politique culturelle n’est pas nécessairement une politique de la culture. Deuxième difficulté qu’il faudrait expliciter. Si je suis parti des nostalgies telles qu’on peut les entendre se répandre un peu partout aujourd’hui, il n’en reste pas moins vrai que si l’on examine les choses un peu froidement, l’histoire des politiques culturelles ne prête à aucune nostalgie.

La première grande phase des politiques culturelles, je l’appelle une phase de politique culturelle platonicienne ou kantienne. Platon pour la politique, Kant pour le référent esthétique. Grosso modo, il s’agit de la période Malraux et de l’idée de ces politiques culturelles qui sont assujetties à la démocratisation de la culture. C’est l’époque de l’imposition de l’Un, de l’unité, de l’un maintenu, d’une identification entre l’unité, l’homogénéité et l’unanimité, sous couvert d’un sens commun. Cette politique de démocratisation culturelle, on peut estimer qu’elle a échoué. Mais, ce débat est sans intérêt, d’abord parce que pour en montrer l’échec il faudrait d’abord définir les critères à partir desquels on peut poser le problème de l’échec. Or scientifiquement cela n’a pas beaucoup de sens. Il n’en reste pas moins vrai que je pense qu’elle est périmée pour une autre raison. Si vous revenez au débat entre Malraux et Bourdieu, on voit que l’optique est périmée parce qu’elle est liée aux Lumières et parce qu’elle est liée à des générations qui ne sont plus les nôtres aujourd’hui. On ne travaille plus avec des générations qui accèdent difficilement au bac, mais avec des générations qui ont derrière elles deux, voire trois générations de baccalauréats, ce qui veut dire que ce ne sont plus du tout les mêmes personnes avec lesquelles on travaille. En somme, l’objectif de la démocratisation culturelle tombe de lui-même.

La deuxième grande phase, c’est celle de la politique Lang qui me paraît une politique de réforme de l’Un. Cette fois, l’Un n’est pas pensé comme unité, homogénéité. Il est pensé comme juxtaposition, juxtaposition du divers, juxtaposition de la multiplicité. Je l’appellerais plutôt une politique de type aristotélicien et, du point de vue esthétique, une politique liée aux propos de John Dewey. La perspective de cette politique, c’est de construire le modèle d’une culture sous forme d’une justice distributive, avec répartition des parts qui conviennent à chacun et tendance à l’équilibre du juste milieu, ce qui donne un espace public de pure et simple juxtaposition.

Je glisse à ma troisième partie.

Dans cette optique, je pense nécessaire de rappeler que cela ne sert rien de stagner dans la nostalgie : « Mon dieu !, on a perdu le sens de la démocratisation culturelle ! », etc. On est dans un autre cadre. Cela ne condamne pas les politiques de la démocratisation culturelle, cela les remet juste à leur place. Je pense aussi qu’on a dépassé la période juste antérieure, celle de la juxtaposition des différences dans la démocratie culturelle. On peut aujourd’hui, je voudrais défendre cette idée, essayer d’établir, de projeter, de construire, une nouvelle définition des politiques culturelles en termes de « culture de soi ». Je précise, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté que le « soi » en philosophie, cela n’a rien à voir avec le « moi », ce n’est donc pas une égologie que je suis en train de défendre, cela n’aurait d’ailleurs aucun sens. Le soi est toujours rapport à l’autre, que ce rapport à l’autre s’opère par rapport au livre ou une autre médiation. Il s’agit fondamentalement de la question de l’autre et pas de celle du « moi », je ne voudrais pas qu’il y ait de confusion là-dessus. Prendre ce parti de la « culture de soi » aboutirait à une politique de la culture fondée sur les notions de trajectoire et d’exercice. Il s’agirait de faire valoir une politique de la culture qui se consacrerait à multiplier les ressources de formation et de débats contradictoires dans l’espace public, qui permettrait à chacun de saisir l’art et la culture non comme des objets sacrés ou valorisés, mais comme des propositions d’exercice de soi, d’exercice effectif en rapport avec les autres, une ouverture sur une trajectoire, et la possibilité de réaliser des archipels à partir de la composition de nos puissances d’agir individuelles. Cette option consisterait, en s’inspirant peut-être des pratiques de l’art contemporain, mais c’est moins essentiel, à concevoir la culture à nouveaux frais, c’est-à-dire à partir d’une nouvelle définition, de la concevoir comme émancipation non plus au sens des Lumières, non pas au sens du 19ème siècle, non pas au sens sartrien du terme, mais en un sens renouvelé aujourd’hui. Une émancipation sous la forme de l’apprentissage d’une déprise constante de soi, justement construite à partir de ce rapport à l’autre. La culture serait alors comprise comme une forme de « désidentification », un apprentissage du refus des assignations, une formation au dissensus grâce à laquelle chacun apprendrait qu’il y a toujours plusieurs formulations possibles d’un problème et que la vraie question est de mettre en débat l’ensemble des formulations des problèmes pour essayer de construire quelque chose d’autre qui serait en écart par rapport au commun antérieur, celui de l’unanime et de l’indiscutable. Bref, une formation à la pluralité sur le mode de la discussion et du débat public autour d’un commun sans cesse à retisser. A partir de là, je pourrais définir cinq exercices de soi, non au sens scolaire du terme mais au sens philosophique du terme, c’est-à-dire au sens des manières de se rapporter à l’autre à partir de l’appropriation des moyens dont on dispose. Un exercice qui porterait sur le déplacement de la question de la culture vers la question d’un « se cultiver ». C’est le réfléchi qui m’intéresse. Le deuxième : un exercice qui contribuerait à permettre aux femmes et aux hommes de se reconnaître comme êtres de culture, en faisant jouer entre eux-mêmes et eux-mêmes, entre leur arbitraire et la culture, un rapport qui les modifie constamment. Le troisième exercice rappellerait qu’il faut cesser d’identifier la culture à des objets, à des objets hérités, à des objets qui seraient bridés par un testament, et que les objets culturels ont fait l’objet d’un long travail d’élaboration, et enfin que ce travail d’élaboration, c’est lui qui nous intéresse et non l’objet lui-même. Le quatrième exercice donnerait lieu à la saisie de soi-même comme trajectoire et non comme un être. On n’est pas lecteur pas plus qu’on ne nait lecteur. On devient lecteur, c’est un problème de trajectoire. Il faut travailler sur les trajectoires, sinon on ne peut rien faire. Si vous opposez un être à un être, vous obtiendrez tout au plus un refus d’aller dans les bibliothèques. Le cinquième exercice renverrait à l’obligation pour chacun d’entre nous de retravailler une définition de la culture qui serait une définition dynamique, et qui au lieu de penser la culture comme un être, comme une chose, nous obligerait, à penser la culture comme écart par rapport au commun et construction d’un nouveau commun.

Je conclus. Au-delà de cette proposition philosophique, qui n’a rien à voir avec la CPC (culture pour chacun) de notre ministre de la culture, si l’on devait travailler à des directions concrètes, je pense qu’on pourrait s’orienter ainsi. Nous avons aujourd’hui des institutions dont certaines sont vouées au lisible, les bibliothèques, d’autres sont vouées au visible, les musées, d’autres sont vouées à l’audible, les salles de concert. Mais, toutes oublient que la vraie dimension des trajectoires possibles de l’humain, c’est le passage au dicible. Cela me paraît d’autant moins impossible pour chacune des institutions de faire un pas vers l’autre et de travailler avec les autres institutions que chacune des institutions cultive déjà en elle-même l’ensemble des éléments du lisible, du visible, de l’audible. Il n’y a pas de bibliothèques sans images, c’est à dire du visible, chacune des institutions pourrait très bien s’auto-transformer dans un rapport aux autres institutions pour déboucher sur un projet global qui redéfinirait le commun culturel d’aujourd’hui, celui du passage au dicible et de la construction à la fois du dicible et du scriptible chez chacun de nous.

Je vous remercie de m’avoir écouté.

Question de la salle

Comment vous situez votre culture de soi par rapport à la culture des individus de Bernard Lahire, par rapport à une analyse sociologique descriptive, comment vous situez votre approche philosophique ?

Christian Ruby

Comme j’ai relié Malraux et Bourdieu dans la première phase des politiques culturelles, je relierais volontiers Lang et Lahire. Lahire a lui-même une filiation avec Bourdieu, c’est un élève qui retravaille le travail de Bourdieu pour essayer de le réorienter. Pour moi il faut aller plus loin. Les sociologues m’apportent des données qui me permettent de comprendre la société dans laquelle je vis ou en tout cas d’appréhender un certain nombre de choses. Il reste que mon travail commence là où la sociologie s’arrête.

Question de la salle

Vous avez présenté l’espace public comme étant devenu un simple espace de cohabitation. Pourriez-vous en dire un peu plus ?

Christian Ruby

Je précise que l’espace public ce ne sont pas les lieux publics, l’espace public, c’est l’ensemble des relations que plusieurs personnes entretiennent et dans lesquelles elles font état de leur raison de penser ou de dire ceci ou cela. Si l’on se réfère à cette définition, pour l’instant le résultat des différentes politiques et aussi des politiques culturelles, c’est que l’espace public est seulement un espace de juxtaposition des différences. Chacun peut s’exprimer pourvu que l’on reste chacun à côté de l’autre. A partir de là, mon problème est double. Ce constat entraine beaucoup de personnes à rêver nostalgiquement d’un ancien espace public qui aurait peut-être eu lieu et qui pourrait servir de profil pour tenter d’expliquer qu’il faudrait revenir à une unité perdue. Je pense que c’est faux, la phrase « c’était mieux avant ! » n’a aucun intérêt. Peut-être même qu’aujourd’hui on peut se dispenser totalement de l’idée de paradis. C’est mon premier souci : ne pas tomber dans la nostalgie. Le deuxième, c’est de ne pas fuir le débat. Le troisième point, c’est d’essayer de tracer des pistes, dans ce résultat, et de passer au-delà d’un espace public de juxtaposition. Or, je pense que nous pouvons retisser toute la question du commun à partir d’une « culture de soi ».

Question de la salle

Est-ce que cela a un rapport avec Michel Foucault ?

Christian Ruby

Pourquoi pas, je n’ai rien contre mais cela ne va pas me suffire. Michel Foucault a posé le problème d’une éthique de soi, notamment à partir de sa relecture des grecs rapportée à notre monde. Mon propos a des proximités avec lui, mais il faudrait aller plus loin et articuler philosophiquement Michel Foucault, Jacques Rancière, et un certain nombre de personnages qui ont eu une réflexion philosophique sur ce point. Une articulation de traits un peu incompatibles mais éclairants. C’est important de savoir articuler des choses incompatibles d’autant qu’il ne faut pas craindre le conflit.

Question de la salle

Sur les repaires et les repères, je sais que les historiens n’ont jamais empêché, en analysant les choses, que les guerres se reproduisent et, en effet on peut interroger l’histoire mais ceci étant on existe de par l’éducation qu’on a reçue, par rapport à des faits liés à l’histoire et au patrimoine. Le fait qu’il faille les dépasser, certes, et ne pas se ficher sur l’histoire mais cette remise en cause fondamentale m’interroge.

Christian Ruby

Je n’ai jamais conçu mon rôle de philosophe comme un rôle de transmetteur, je ne supporte pas l’idée de transmission. Dans la plupart des cas on identifie la transmission à une sorte de mécanique causale, en fonction de laquelle le passé aurait été d’une façon ou d’une autre la cause de notre présent. Je pense, premièrement, que cette analyse absolument mécanique de la notion de transmission n’a aucun sens. Et les historiens ne l’utilisent pas. Deuxièmement, je pense que le recours à la transmission, c’est le masque de la réalité des problèmes que nous avons à traiter. Troisièmement, très concrètement, dans mon métier de professeur, je n’ai rien strictement rien à transmettre. Ma perspective, c’est de former des esprits et former des esprits, ce n’est pas transmettre. Si transmettre c’est transmettre à l’identique ce qui a été fait pour que les nouvelles générations fassent la même chose, merci, ce n’est même pas pensable ! Vous ne pouvez d’une certaine façon réfléchir à une transmission définie tout autrement que si chacun se présente comme créateur. C’est à partir de la création du nouveau qu’on peut réfléchir à une transmission quelconque. Je rappelle qu’il y a plusieurs conceptions différentes de la transmission. La transmission au sens biblique du terme, c’est le terme que presque tout le monde utilise, la transmission au sens mécanique. Quand vous avez combiné la Bible et la mécanique, vous obtenez les discours qu’on entend partout. Je rappelle d’ailleurs que même au sens biblique ce n’est pas aussi évident. Dans la Bible, allez chercher le fameux épisode de Suzanne et les vieillards, tellement mis en peinture. Suzanne et les vieillards, c’est Suzanne au milieu qui prend son bain, et d’un côté les vieux rabbins, de l’autre les nouveaux rabbins. Et les uns dénoncent les autres. Voilà, il faut rompre ! Les modernes nous ont appris que transmettre, c’est rompre. Mais aujourd’hui, on ne veut plus penser aux modernes. Je lisais hier un très bel article sur Manet, Manet rompt et c’est parce qu’il rompt qu’il transmet. Il transmet la rupture, il transmet « surtout ne faites pas comme… ! », et je pense que c’est la seule façon de penser intelligemment la question de la transmission.

Corinne Sonnier

J’aimerais revenir sur le thème du dicible, qui me semble être un thème central. Vous avez dit que vous étiez un usager de nos équipements de lecture publique. Quelles sont les pistes que vous pourriez tracer en matière d’exploitation de cette notion du dicible dans les bibliothèques publiques ?

Christian Ruby

Est-ce que je peux dire, sans scandale, que je n’ai pas envie de tracer des pistes à votre place, je ne me sens ni la capacité ni le droit de me substituer à ceux qui agissent dans les bibliothèques. Il faut faire et c’est parce qu’on fait qu’on peut en tirer des conclusions. L’idée que le philosophe pourrait apparaitre comme celui qui dit ce qu’il faut faire est heureusement du point de vue philosophique un moment périmé. En revanche, on pourrait retravailler les cinq pistes que j’ai évoquées, le passage de la culture à un se cultiver, le passage des objets de référence à des trajectoires, etc., ce sont des pistes qui me paraissent éminemment concrètes. Mais franchement au niveau bibliothèques, je renonce à parler car ce serait me substituer à vous et je trouve que ce serait extrêmement désagréable vis-à-vis de vous.

Christelle Blouet, Coordinatrice du réseau Cultures 21

Vous ne l’avez pas évoqué et pourtant j’ai l’impression que votre propos croise de manière assez fondamentale le positionnement du groupe de Fribourg sur les droits culturels en termes de trajectoire et de construction dynamique d’une idée de la culture. Est-ce que vous pouvez réagir à cette résonnance ?

Christian Ruby

Si j’avais eu les temps de développer, je serais passé par tout cela, mais aussi parfois avec des éléments critiques. Il y a des proximités c’est bien évident, le milieu philosophique est en ce moment très agité par toutes ces questions et pour des raisons évidentes de problématique de la culture aujourd’hui. Tant mieux s’il y a mille initiatives qui se constituent, dont celles dont vous parlez, qui est très importante mais je pense que vous aurez l’occasion de resituer les choses auprès de vos collègues, tout cela doit être fondamentalement étudié aujourd’hui.

source : http://www.adbdp.asso.fr/spip.php?article1251

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