Article original disponible sur Rue89
On peut se contenter d’énumérer les faits les plus récents :
- censure de l’œuvre d’art « Silence » de Zoulikha Bouabdellah, à Clichy-sous-bois,
- clôture brutale de l’exposition de la Galerie Journiac par le président de l’université Paris 1 sous le prétexte de risques liés à une œuvre d’étudiante,
- censure de l’œuvre de Mounir Fatmi à la Villa Tamaris,
- menace sur un spectacle de Rodrigo Garcia,
- pour ne pas parler de la plus ancienne affaire Exhibit B (Brett Bailey)…
Le répertoire ne cesse de s’allonger, l’Observatoire de la liberté de création fait plus qu’en tenir la liste.
Nous n’avons d’ailleurs pas l’intention de répondre aux censeurs des œuvres d’art sur leur terrain. Mieux vaut s’interroger sur la configuration de ce type de censure, et sur la manière dont les autorités croient résoudre par là un problème de paix sociale. Il y a là un objet politique à penser, qui renvoie à la mise en scène de rôles et de postures.
En dernier ressort la question est de savoir comment retourner ce jeu de la censure qui consiste à fixer des frontières entre deux catégories de citoyennes/citoyens, ceux qui savent ce qui est bon pour les autres et ceux qui n’ont qu’à se résigner à ce qui porte leur nom.
Au premier abord, les faits de censure se disposent ainsi : des expositions sont programmées, des œuvres sont invitées, puis une demande de suspension, de refoulement, de mise à l’écart est formulée à l’égard des œuvres (de telle ou telle œuvre), qui aboutit parfois à la fermeture de l’exposition, soit par défaut, soit par rébellion des artistes.
Au second abord, ces faits sont amplifiés par les raisons invoquées par les censeurs : le « peuple » des spectateurs risque de s’indigner devant telle ou telle œuvre, il va y avoir des manifestations…
Raisons aussitôt converties en « principe de précaution » (à l’égard des atteintes aux œuvres), en sécurité (des personnels). Nul ne songe que l’on pourrait engager des procédures de justification publique des choix et des débats.
Ces raisons cachent mal les opérations de police esthétique mises en œuvre, gouvernées par des exigences de remobilisation des partages sociaux et politiques. Elles montrent tout simplement que l’on se méfie de la puissance possible du spectateur, pourtant corrélat indispensable de l’œuvre d’art. Par la violence du procès qu’elles intentent à ce dernier, elles exercent enfin une très forte pression sur ceux qui souhaiteraient parler autrement du spectateur, et en particulier les spectateurs eux-mêmes. Les spectateurs devraient donc se contenter de ce qu’on leur donne, sans question.
L’argument qui aboutit à la condamnation des œuvres/images via le spectateur repose même souvent sur une pathologisation de la spectatorialité. Le spectateur ne fonctionnerait que sur le mode d’une sensibilité privée de raison, se laisserait par conséquent prendre, rapter par l’image, parce qu’il y adhèrerait par faiblesse et/ou incapacité.
Chacune de ces déclarations à son sujet conduit vers un procès en bonne et due forme du spectateur. On préfère supprimer un des membres de la corrélation vive œuvre d’art/spectateur. Demander au spectateur de s’abandonner à une autorité esthétique contredit alors la formule même de la spectatorialité.
Au cœur maintenant des opérations de remobilisation des partages sociaux se trouve non moins la volonté de contraindre politiquement les œuvres à se contenter de renforcer le consensus dont la vocation est de tenir toutes choses à leur place.
Ce geste redouble la suppression des spectateurs dans la mesure où la corrélation fondatrice de l’art d’exposition, œuvre/spectateur, ne peut plus fonctionner. Soit que le censeur juge nécessaire de transmettre à tous les bons outils afin de bien éclairer chacun sur l’œuvre à voir et sur la manière de la voir ; soit qu’il juge nécessaire de censurer les œuvres afin de ne pas prendre le risque d’une réaction du spectateur.
Mais, paradoxalement, parce qu’elle ne laisse pas les spectateurs fixer leur attention sur les œuvres, la censure les sollicite à la croisée de leur citoyenneté et de leur devenir spectateur.
En leur rappelant par des actes de censure des œuvres que la pure adaptation à la fonction n’est pas de mise, la censure leur rappelle qu’on veut manifestement les garder sous tutelle statutaire du pouvoir esthétique. C’est à eux de reprendre à leur compte une parole confisquée qui pourrait s’opposer à la brutalité de ces gestes accomplis en leur nom.
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