Huit notes autour du corps-spectateur (d’art)
Où Dante et Virgile, au Purgatoire, ont besoin de leurs yeux pour voir le beau
Intervention prononcée le 19 avril 2018, Tours, Musée des Beaux-arts
Christian Ruby
Liminaire
Rattacher l’art à un quelconque « esprit », et au seul esprit, prive l’art d’exposition de l’intelligence de son terrain propre et vise à rendre incompréhensible la signification du mouvement du corps de la spectatrice et du spectateur face à l’œuvre, voire leur manière de faire corps sous la forme d’un public. Sacrifions donc les malentendus classiques concernant les pratiques et les œuvres artistiques : les dualismes sensibilité et intellect, concret et abstrait, sens et raison, passif et actif, etc. Préférons, même plus qu’à l’évocation de recherches diverses 1 , l’unification (matérialiste) de l’esthétique de Denis Diderot autour des pieds 2 . Elle s’ancre dans un juste constat : si les artistes construisent des dispositifs de perception ou d’approche dans et par leurs œuvres d’art d’exposition, c’est bien qu’il y est question du corps du spectateur en mouvement – quelle que soit la nature de ce mouvement : physique ou mentale – dans les expositions (ajoutons de l’auditeur pour le concert).
C’était reconnaître que le corps esthétique, dans une culture donnée, en se mesurant corps à corps avec l’œuvre, est un corps construit et pensant ; et qu’il peut prendre une dimension collective.
Note 1 : Question de méthode
Afin de conférer une juste expression au débat esthétique entrepris ici (qui ne porte pas sur le corps représenté mais sur le corps effectif du spectateur), contraignons-nous à parler moins de corps du spectateur que du corps-spectateur. Si l’on prétend étudier ce dernier avec délicatesse[1], reconnaissons d’abord que nous avons à parler du nom d’une opération historique européenne qui engendre simultanément l’art d’exposition et la valeur Art (différentielle par rapport à d’autres cultures), l’esthétique, le spectateur-trice, et le tout sur double fond d’une philosophie du sujet et d’une requête démocratique. Puis d’une opération individuelle, trajectoires et exercices personnels compris. Enfin que cette opération historique de corrélation, si elle est acquise, reste soumise à des critiques constantes, par de nouvelles œuvres, par les mutations imposées aux spectateurs et par les mutations de la référence démocratique.
Autant affirmer que, par l’expression corps-spectateur, il n’est pas fait référence uniquement à un être humain mais d’abord à un espace de corrélation œuvre-spectateur, espace de présentation des œuvres, sphère de visibilité d’un certain corps par un système esthétique opératoire pour le corps et des formes cognitives.
[1] « Délicatesse », au sens de David Hume, De la délicatesse du goût et de la passion, 1742 : la délicatesse signifie que sont possibles des relations affranchies des finalités utilitaires.
[1] Celles du collectif Corps et affects (F. Héritier et M. Xanthakou), Georges Vigarello, Le corps redressé, 1978, Paris, Le Félin, 2018 ; Corps et images, Jacinto Lageira et Mathilde Roman (dir.), Ed. Mimèsis, 2017 (l’importance accordée au corps et à l’espace d’exposition dans le cas des vidéos).
[1] Il centre le site propice à la narration spectatoriale sur le corps. Idem, Honoré de Balzac, ex. Le Curé de village, 1839, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, tome 9, p. 654 : sur les effets corporels de l’art.
[1] « Délicatesse », au sens de David Hume, De la délicatesse du goût et de la passion, 1742 : la délicatesse signifie que sont possibles des relations affranchies des finalités utilitaires.
Note 2 : Ni spectateur-trice, ni public en soi
Considéré séparément de la corrélation avec une œuvre, on ne voit pas comment le corps-spectateur résulterait d’une nécessité intrinsèque à l’art d’exposition, logique qui enchaîne les unes aux autres la série d’opérations citée. En se souciant d’une essence du spectateur, voire du public, impasse est faite à la fois sur la compréhension d’une ou de plusieurs différentielles des spectatorialités – manifestées dans la notion d’« archipel des spectateurs » -, et sur les processus qui ont permis des exercices et des trajectoires multiples de spectateurs dans l’histoire européenne, puis coloniale, et de nos jours. Croire que « spectateur » ou « public » renvoient à des personnes fixes et répertoriables, c’est les rapporter à une « nature » et interdire toute transformation.
Or, de nos jours, « spectateur » est plutôt le symptôme d’un problème, à l’ère de la pluralité des pratiques et des publics, ainsi qu’à l’époque où les institutions culturelles devraient devenir des espaces publics traversant les frontières entre les activités artistiques ainsi qu’entre les activités artistiques et les activités prosaïques.
Note 3 : Genèse historique du corps-spectateur-trice classique
Le corps-spectateur que nous connaissons se construit depuis la Renaissance, dans l’art de la perspective et au droit de sa rupture avec l’œil mystique médiéval. Il se légitime au XVIIIe siècle dans la philosophie du sujet, sous forme de la figure du citoyen-spectateur s’émancipant grâce aux Lumières. Il relève de contraintes inhérentes à ce champ. L’apprentissage historique du devenir spectateur s’accomplit dans la confrontation sensible – peut-on désormais voir sans corps ? – aux œuvres, dans la lecture des œuvres littéraires qui le décrivent et dans les conversations de Salons assorties de la pratique du jugement. Les attitudes de spectateur d’art – corrélation, gestique et code – ne constituent pas seulement des collections de faits corporels : mimiques, gestes et actions. Elles ont bien des significations (attention, émancipation de la sensibilité[1], accès à la parole, lassitude, critique…) explicables et qui doivent être comprises comme corrélations et/ou comme conventions culturelles et historiques, donc transformables.
Note 4 : Genèse singulière du corps-spectateur-trice classique
Dans ce champ classique de l’art d’exposition et de l’esthétique, chaque pratique artistique est aussi spécifique, et appelle des règles et des exercices différents, proposés aux spectateurs.trices, donc des mutations sensibles, internes aux arts.
Quelques exemples : régime scopique, position debout sans fixité ou avec fixité dans le cas du théâtre, maîtrise du temps de contemplation, jeu de désir-plaisir avec méta-iconographie (le tableau dans le tableau), en peinture classique, au théâtre, au concert ; primat du point d’écoute, position assise, attention à l’enchaînement narratif, impossibilité d’arrêter le déroulement temporel, rapport immédiat au langage, mais aussi méta-iconographie au théâtre classique. Ce sont bien des différences intra-artistiques et sensibles.
Note 5 : Corps-spectateurs (classiques) assignés ?
Demandons-nous pourquoi nous respectons aussi bien les placements et les règlements du champ de l’art institué ? Sinon grâce aux effets des politiques de la culture et des polices des spectateurs, établies depuis longtemps. Au cœur de cette police des spectateurs, une série de règles morales destinées à fabriquer l’esprit culturel du spectateur. Elle se manifeste d’abord très matériellement par l’apposition de panneaux dans les galeries et les théâtres imposant des interdits : ne pas cracher, ne pas se déplacer, ne pas faire de bruit, silence !, et tant de consignes qui visent la maîtrise des corps dans les espaces de l’art et de la culture. Cette mise en discipline est d’ailleurs fortifiée à la fois par des formules morales et par des formules hygiénistes, ainsi que par des édifices architecturaux spécifiques, les trois jouant un rôle similaire. Cette police du maintien procède simultanément à une éducation de la relation aux œuvres classiques, puisqu’il faut interdire, devant les tableaux en trompe-l’œil, les mains des visiteurs qui en touchent la surface afin d’infirmer la fausse impression de volume ; puisqu’il faut aussi veiller à écarter les attitudes agressives vis-à-vis des œuvres ; etc.
Note 6 : Comment faire corps ?
C’est la signification de la notion de « public », ou de ce que Honoré de Balzac appelle une « société fortuite ». Précisément, ce qui, dans les arts et la culture, est « public » – du public, en public, sous « publicité » ou face au public – participe d’abord de l’établissement d’un espace public artistique et culturel, renvoie à des destinataires anonymes, à un horizon nécessaire mais vide, toujours activable par une représentation ou un projet d’activité artistique ou festive, spectacle d’un soir, d’un jour, d’une heure, etc. Cette collectivité de destinataires, devenue le public, existe alors dans le moment où des personnes apposent leurs paroles et leurs jugements, aussi les applaudissements du nombre ou des railleries sur les propos ou les œuvres de ceux qui les sollicitent.
Note 7 : Des troubles divers
La critique est intrinsèque à la sphère de la culture et des arts. L’accession postrévolutionnaire de nouveaux « spectateurs » aux œuvres, renouvèle les doctrines de l’éducation artistique (à tort ou à raison). Reconnaissant plus ou moins ce parcours, les avant-gardes parlent de l’éducation classique en termes de tragédie de l’écoute et du regard. Elles font des propositions différentes : accrochages renouvelés (El Lissitzki et les Demonstrationsräume que l’on célèbre cette année (1917-2017)), théâtres sans rideau et sans apparat, musiques tournoyant autour de l’auditeur mais plus centrées sur l’orchestre, art descendu dans la rue, frontières des arts perturbées. Elles promeuvent une nouvelle doctrine de l’émancipation. Parfois, les événements historiques inspirent des critiques de la formation des individus : on peut penser la fin de la modernité au prisme de Walter Benjamin, comme la présence d’un corps pauvre en expérience[2].
Les perspectives se multiplient de nos jours, alors que le processus démocratique s’approfondit sans doute. Les avant-gardes sont contestées. L’éducation publique aussi, certains se plaignant des exercices ignorés, mais incorporés. L’esthétique s’élargit. En fréquentant les médias, on observe la manière dont les spectateurs sont souvent renvoyés à leurs seuls intérêts par le spectacle, ce qui permet non moins, du moins croit-on, de comprendre le fonctionnement du spectacle dans la société. Etc.
Note 8 : Aujourd’hui : Le/la spectateur-trice pris dans une contradiction
L’autonomie du champ de l’art est conquise et même renouvelée (censures comprises, il n’y en aurait pas si ce n’était pas vrai) et le spectateur est éduqué pour juger librement des œuvres. Les artistes ne travaillent plus guère dans l’optique des avant-gardes et les œuvres proposent des attitudes (souvent critiques) plutôt que des formes. L’esthétique est étendue au-delà des arts, vers l’exercice public des sens, sans réduction aux besoins, emportant avec elle une critique du travail industriel et une exigence d’égalité dans les exercices sensibles. L’État réclame de pouvoir utiliser l’art dans le cadre de la vie politique, en le mettant au service du maillage du lien social, à quoi les artistes répondent par l’invention de nouveau écarts du sensible. Comment le spectateur peut-il désormais s’émanciper ?
Telle est la question centrale de l’époque, dont les conséquences sur les formes démocratiques sont décisives.
[1] Expression de Ernst Cassirer, Les Lumières, Paris, …
[2] Walter Benjamin, Le Conteur, Paris, Gallimard, Œuvres complètes, III, 2000, p. 116.
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