Lénine déboulonné (dans le réel et dans le film de Wolfgang Becker, Good By Lenin, 2003), Saddam Hussein attaqué à coup de pelleteuse (Bagdad, 2003), la dernière statue de Franco (Espagne, 2008),… la liste est longue de ces destitutions de la domination politique par le biais de la chute d’une symbolique officielle de son piédestal. À l’inverse, Timour est mis à l’honneur à Tachkent à l’occasion de l’indépendance (Ouzbekistan, 1991), ou le Général de Gaulle est exalté en forme de bronze à l’occasion des commémorations de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Et, dans chaque cas, une foule importante vient assister, voire participer à la déchéance ou à la mise en place de l’oeuvre dédiée. Autant dire que les esprits demeurent manifestement attentifs à ce qui se déroule en public, à ce qui concerne l’aménagement public des espaces, aux oeuvres publiques ainsi qu’aux effets symboliques de l’ordre du commun promus ou envisageables à l’occasion d’une prise en compte de l’art déposé en public.
Certes, ces exemples concernent massivement un art figuratif, un prolongement de la statuomanie, ainsi nommée par les historiens de la III° République française, parce qu’elle institue notre régime ordinaire de pensée et de visualisation de l’art mis en public, c’est-à-dire un régime disposé sous la norme du consensus politique (souvent xénophobe, englobant des oppositions, évidemment, voire des mises en place tendues de mémoriaux à ce que l’opinion dominante pense comme « infamie » (déserteurs de la Première Guerre mondiale, penseurs matérialistes, a-religieux,…)). Néanmoins, la référence à ces exemples peut être complétée par une allusion aux nombreuses querelles publiques déclenchées par la mise en place de telle ou telle oeuvre moderne ou contemporaine non figurative (de Daniel Buren (à Paris), de Xavier Veilhan (à Tours),…), insistant non moins sur la prégnance dans les esprits de la question de l’art en ville.
En un mot, en marge de considérations nécessaires sur l’histoire de l’art mis en public (en régime démocratique, en ce qui nous concerne), sur les rapports entre ce type d’art et l’urbanisme (la forme de la ville, les lieux de l’art, le continu ou le discontinu de l’espace, la représentation de telle ville en lieu officiel de l’art, les techniques de mise en place), sur les modalités culturelles de sa mise en public (décideurs, relations au politique, choix des arts de référence (arts plastiques, musique, danse, performance,…), présence de cartels ou non, entretien ou non, ainsi que légitimations et influence sur elles des médias), il est encore nécessaire de s’interroger sur les processus d’appropriation, d’assimilation et/ou d’approbation des oeuvres, laquelle appropriation, par exemple, est conçue ici en un sens large, c’est-à-dire enveloppant, a minima, une analyse de l’éducation artistique préalable des « spectateurs », de leur formation esthétique, de leur mobilité en rapport avec l’oeuvre (protention et rétention), de leur capacité à recontextualiser par rapport à eux une oeuvre rencontrée, de leur horizon d’attente, de leur mémoire (politique, artistique), de ses effets d’après-coup (au sens de Freud), de l’influence idéologique qui pèse sur eux, de leurs réflexions personnelles et de leur approbation ou désapprobation des légitimations proposées.
Cette interrogation ne peut tout à fait faire l’impasse sur la différence des modalités publiques de l’oeuvre, diversifiant l’art public, l’art utilisant les lieux publics, l’art urbain, l’art des Nouveaux Commanditaires, le street art, les graffitis,… Encore ces différences, combinées à d’autres, confèrent-elles à la ville une capacité générale à surprendre le passant par la disparité des matériaux rencontrés dans les oeuvres, les morphologies variables, les formes dissensuelles, les traitements différenciés des surfaces, les échelles multiples, ou par les rencontres avec de nombreux mouvements artistiques (surréalisme, cubisme, abstraction, figuration, baroque moderne, environnementalisme, écologisme, folklore, critique, ou plus proche d’un essai de réenchantement du monde).
En l’occurrence, si nous parlons des oeuvres actuellement mises en public (à chaque fois sous des régimes politiques, artistiques et esthétiques différents), nul ne peut rester sourd, au coeur de l’appropriation de l’oeuvre, aux allusions fréquentes en public à des données qui appartiennent pleinement aux analyses ici proposées de l’art dans la ville (et d’ailleurs, aussi, dans l’espace rural), lesquelles opinions vont de considérations sur l’augmentation du nombre d’artistes sur le marché de l’art et la possibilité de leur offrir des débouchés par ce biais, sur l’urbanisme veillissant et sa reconfiguration entreprise depuis quelques années, à des discours portant sur les tendances à l’esthétisation des lieux et de l’espace public dans une situation de crise, englobant les volontés de réenchanter le monde ou la ville par le divertissement, le ludique ou le convivial (pour ne pas parler du relationnel), voire l’élaboration de petits récits évoquant négativement la suspension des grands récits légitimants.
Si nous prenons en compte ces déterminations de l’art dans la ville, la question de son appropriation devient passionnante. Encore doit-elle faire l’objet de deux précautions, dans la mesure où le processus d’appropriation d’une oeuvre classique, moderne ou contemporaine n’est pas semblable ; et dans la mesure où cette question de l’appropriation est sujette à des interprétations divergentes : sociologique, ethnologique, phénoménologique (au sens de Henri Maldiney), en termes de partage du sensible (au sens de Jacques Rancière), de relation dialogique, d’expérience de l’art (au sens de John Dewey),… Rappelons, cependant, que la spectatrice ou le « spectateur » est déterminé par tous ces paramètres, et ne voit jamais une seule oeuvre.
Bien sûr, on relève deux points communs à ces interprétations confictuelles. Le premier relève de l’idée selon laquelle il n’existe pas de spectateur en soi, chacun le devient au droit de l’oeuvre ; en quoi, il est bien question de processus d’appropriation et/ou de formation concernant l’art dans la ville. Le second insiste sur le fait que l’analyse de l’appropriation publique nous interroge nécessairement sur nos normes, nos lois, nos préjugés esthétiques, ainsi que sur nos conceptions du public et du commun. Ce qui revient aussi à souligner que les processus d’appropriation en question diffèrent de ceux qui sont mis en activité par la rencontre avec un fait divers auquel on assiste dans une logique de témoin et dans un rôle d’observateur, de ceux qui renvoient à l’expérience du monde, ou de ceux qui concernent les rhétoriques de la transmission.
Cela étant, en surcroît de divergences théoriques spécifiques à chacune des démarches d’interprétation, demeure une difficulté à laquelle chacune de ces interprétations ne répond pas : que faire de la demande de sens, coïncidant avec ce qu’on appelle la « crise des valeurs », à partir de laquelle se conduisent un certain nombre de demandes d’art, aujourd’hui, à savoir la demande de salut par l’art, et ses effets sur la production de signes dans les lieux publics ? Faut-il y voir un sursaut de la vie par rapport à l’uniformité du quotidien ? S’il est peu question d’y appréhender une quelconque vertu disjonctive, que l’on pourrait cependant légitimement attendre des oeuvres, il est plus courant d’y entrevoir une valorisation banale de la relation et de la connexion commune entre les citoyennes et les citoyens. Comme si, pour revenir à notre point de départ, chacun ressentait vivement la détermination majeure du régime de l’art mis en public : nous y sentons qu’il y est bien question du commun que nous formons. Mais est-ce bien celui que nous voulons ?
À chacune de ces considérations s’ajoute donc encore un point. Les nombreuses oeuvres qui finalement égrènent nos parcours, plutôt urbains, ne donnent-elles pas l’occasion d’une dernière appropriation, celle des mots et de notre rapport langagier aux autres, d’autant que la dimension du commun s’y ancre. Le passant parce qu’il peut devenir spectateur peut aussi, il est vrai, rester à l’écart ou s’impliquer dans l’oeuvre, mais dans tous les cas, il est appelé à la parole. Dans l’art dans la ville, il est moins question d’être invité à s’abandonner à l’exercice direct de l’art et à faire confiance à son regard, qu’il n’est question de croiser la parole de l’autre et d’élargir sa posture de citoyenne ou de citoyen, sans hystérisation nécessaire, et en dehors du primat du milieu de l’art.
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