Introduction à un colloque sur la participation dans les arts et la culture, à la MC 93,
le 23 février 2019
Christian Ruby
S’agissant des doctrines institutionnelles de la participation, je voudrais, en fonction de mes travaux sur la culture, les spectateurs et le public, vous proposer cette sorte de Chronique d’un succès institutionnel problématique.
Sous couvert de participation artistique, esthétique et culturelle dans les lieux publics engageant l’espace public, il est question :
- D’œuvres d’art et d’une manière de mettre fin à l’essentialisation ou à l’aura de l’œuvre artistique ou culturelle ;
- De modalités de « création » hantées par la dualité solitude/collectif ;
- Mais aussi de manières de nouer des travaux artistiques et culturels à des « participant(e)s », par intervention, interactivité, immersion ou œuvres à invention d’usages ;
- D’élaboration, en conséquence, de justifications, dont le spectre va de l’idée d’expression de chacun à une volonté de « faire œuvre » commune ;
- Enfin, de demandes de programmes institutionnels. Mais, il doit être question aussi de ce qui est devenu une sorte d’injonction normative chargée de restaurer ou de déployer des cadres de sociabilités et d’interaction grâce à des actions artistiques et culturelles renouvelés :
- Une injonction qui a pris sens après, et prend sens simultanément à l’injonction au classique par les imprécateurs du temps ; au moderne par les veilleurs critiques ; au relationnel, au contextuel ou au gazeux par les « experts » de notre époque ;
- Mais qui a pris la même forme d’injonction, dans la mesure où fabriquer un public participant semble être désormais le régime ordinaire de conception et d’interpellation des publics, pour autant que les publics en question s’accommodent de ces nouvelles normes.
Enfin, il pourrait être question du risque pris de dissoudre l’Art et la Culture dans une esthétisation généralisée, et la politique dans le festif ; d’assigner à l’Art et la Culture une tâche de mutation de la société ; ou de croire en un lien mécanique entre œuvre et changement induit dans une spectatrice ou un spectateur.
En effet, la participation, en tant que doctrine et pratique de l’Art, mues par l’idée d’une adresse directe de l’Art au présent et à ses acteurs, sous forme d’une coïncidence momentanée, la participation donc ne finit-elle pas par indexer l’œuvre au bon déroulement de la vie dans les lieux publics ? Et même si le champ de l’Art comme celui de la Culture, historiquement et culturellement, sont les lieux où une certaine unité de la communauté a voulu et pu se réaliser, fictivement du moins, les œuvres d’art et de culture n’y ont-elles pas perdu et n’y perdent-elles pas souvent leur puissance d’interrogation ?
Les doctrines institutionnelles de la participation, requises par les politiques, ont la propriété de soumettre les œuvres dans les lieux publics à un dogme général de l’Art ; et de muer la participation en une orientation dominante sous forme d’impératif d’action culturelle (1). Ce qui vient ainsi d’emblée en avant, sous forme d’une action publique, ce sont des demandes de :
- Recherches d’innovations culturelles pour capter les « non-publics », les publics « subalternes », les publics « communautaires », etc. (toutes notions suspectes) ;
- Promotions de résidences d’artistes destinées à faire participer des « locaux » à la documentation d’un projet, avant de les abandonner ;
- Investissements de spectateurs en vue d’animer des spectacles ;
- Interviews de spectateurs dans le but de réaliser un spectacle à partir de leurs propos ;
- Nouvelles commandes ;
- Nouvelles interactions culturelles à promouvoir pour susciter un enthousiasme « commun » ou « du commun » à l’égard de la cité, tout en maintenant les prétextes anciens de « démocratisation culturelle » ou de « démocratie culturelle », retour sur mon Abécédaire.
Partant des institutions et des discours portant sur la participation, il convient de rappeler d’abord que l’idée de participation a pour son effectuation quelques obligations à des textes juridiques et des Déclarations de droits, dans la mesure où cette reconnaissance publique a magnifié cette notion de participation et encouragé son déploiement.
Puisque nous en restons au seul domaine des arts et de la culture – par un formalisme que l’on peut tout de même assumer, et qui néglige provisoirement la nécessité de construire le spectre de la notion de « participation » ainsi que l’histoire politique de la « participation » – il faut en tout cas rappeler ceci :
- Cette notion de participation a une place dans l’article 27 de la DUDH (1948), sous forme d’un droit de « prendre part » et de « participer » à la vie culturelle ;
- Ainsi qu’à l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Nations-Unies, 1966) ;
- En 1999, le droit à la participation est reconnu dans la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée au sein des Nations-Unies ;
- Puis, en 2000, dans la Charte des droits fondamentaux ;
- Enfin, en 2005 dans la Préambule de la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, et la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels (etc.).
Quelles que soient les critiques à porter à la participation, ce droit à la participation est effectivement central :
- D’abord du point de vue du droit car il autorise à ester en justice en son nom ;
- Ensuite ou simultanément, il vise à enrichir les conceptions juridiques de la vie bonne disponibles dans le droit ;
- Mais attention : cela risque de se substituer à la construction des conceptions personnelles de la vie, des conceptions qui permettent de se désassigner et de donner des significations nouvelles aux expériences humaines ;
- Enfin, ce droit est incontournable du point de vue historique dans la naissance des régimes d’activité culturelle des États ; d’ailleurs, le droit de participer à la vie cultuelle fut d’abord identifié à la démocratisation des œuvres capitales de l’humanité… avant d’être ouvert à la diversité des formes et des styles des contenus culturels.
Mais, finalement, de quoi parlons-nous ? Le terme « participation » est défini dans les Dictionnaires de la manière suivante :
Participer, c’est partager, répartir, donner en partage, et avoir sa part. Mais on peut participer, c’est toujours le dictionnaire qui l’affirme, en ayant des traits communs avec […], une parenté (les êtres créés participent de Dieu) ; ou en étant associé à […].
Réfléchissons. Ce recours indique au moins qu’il n’existe pas de « participation » en soi, refermée sur elle-même. Elle requiert un corrélat.
Quelqu’un participe à quelque chose – et non pas de quelque chose, qui nous renvoie à un autre cadre. On participe à quelque chose – teilnehmen (prendre part) plutôt que mitarbeiten (collaborer dans une entreprise) – qui est déjà là, ou à une opération qu’on nous propose mais qui est par avance déterminée (même si la participation la fait bouger par la suite). On participe à […] dans la mesure où le lien entre l’œuvre prévue et la spectatrice ou le spectateur implique une sollicitation et une implication. Mais pas nécessairement une collaboration mutuelle et réciproque d’emblée. On reste pris dans une perspective d’inclusion du spectateur à partir de normes préfixées.
Ceci précisé, revenons pour finir aux questions, qui abondent. J’en répertorie trois séries :
1 – Première série : Ce sont en premier lieu des questions générales :
- Évidemment, la question de savoir qui appelle à la participation (généalogie, transformation, etc.), et selon quelles modalités (État, Régions, Municipalités, institutions culturelles, associations privées) ;
- Celle de savoir qui participe ; cette question-là est d’importance, mais pas uniquement sociologique ;
- Celle encore de savoir pourquoi les citoyennes et citoyens appelés par l’art classique du fait de son adresse indéterminée, puis « le peuple » requis par les avant-gardes, se sont mués en les « gens » ou les « habitants », qui sont désormais les objectifs visés par l’art de participation.
2 – Deuxième série : Ce sont aussi des questions qui sourdent des propos des partisans et des opposants à la participation :
Ce qui intéresse les partisans de la participation, ce sont (en général) : - La fin de l’essentialisation de toute œuvre artistique ; mais la manière de nouer alors l’œuvre aux participants, au collectif indéterminé « les gens », risque bien d’indexer l’œuvre au bon déroulement de la vie dans les lieux publics ;
- Une conception non contemplative de l’œuvre ; mais en croyant que « contempler » est passif ou une attitude consommatrice ;
- Développer des fonctions ludiques dans la société ; mais au risque de laisser croire que le « jeu social » n’est qu’un « jeu », mais ce qui ne correspondant pas à une distance critique ;
- De refuser les rituels de l’Art au profit d’un Making by doing à la manière de John Dewey, plus ou moins bien lu, c’est-à-dire réduit à l’idée de redonner corps à un idéal démocratique (sur le mode de « Tout le monde peut… et les « gens » font quelque chose ensemble ») ; mais la participation n’est-elle pas aussi un rituel ?
Ce qui dégoûte les opposants à la participation, ce sont (en général) :
- La reconnaissance nécessaire des (in)capacités de tous citoyennes et citoyens à délibérer en raison des asymétries des compétences et des pouvoirs ; mais là aussi il faudrait commencer par éviter de muer les constats sociologiques en assignations ;
- L’absence persistante de certains publics aux arts et à la culture ; mais en oblitérant le fait qu’un engagement de ce type valide toujours et rend légitime l’organisme qui propose de participer ;
- Le fait qu’on cherche plus la participation que le rapport à un objet artistique ;
- La subordination du discours et de l’argumentation rationnelle par d’autres formats de prise de parole et les limites du caractère « logocentrique » du paradigme délibératif.
3 – Troisième série : Et si on construisait la question de la participation artistique et culturelle autrement ? Peut-être faut-il comprendre que la mort annoncée du politique habituel n’a aucune raison de soulever de la part de l’Art une volonté d’activité commune en palliatif du vide laissé ? Et comprendre que la participation en art n’a aucune raison de prendre la forme d’une allégorie civique, opposée à un soi-disant « individualisme » des générations 2.0 ou de ladite « génération Y ».
Enfin, peut-être faut-il encore cesser de croire que le jouir ensemble de la participation fait vraiment communauté, alors que la communauté du jouir n’est pas toujours une communauté civique.
En fin de compte, au terme de l’énoncé de ces trois séries de questions puisées dans la documentation disponible, on est en droit de se demander si, au lieu de tenter de traiter par l’Art et la Culture des questions politiques, on ne devrait pas s’interroger politiquement sur une communauté politique qui n’en peut plus de la tragédie de sa décomposition.
Alors, on pourrait relancer la « participation » sous d’autres formes, sous forme de : – La participation de chacune et chacun à sa formation esthétique et culturelle à partir de ses propres ressources confrontées aux autres ;
- La participation de chacune et chacun à la vie artistique et culturelle (certes, les pratiques amateurs, les débats à destination du public, etc.), mais surtout la participation aux décisions (délibérations, argumentations) concernant les orientations et choix (fondements) culturels (concertations, contributions aux débats et aux prestations, mécénats, …) ;
- Enfin sous forme du souci d’avoir une incidence sur la manière dont les autorités dans les institutions regardent les spectatrices et spectateurs (souvent à partir d’un sociologisme figé en fatalité, parfois à partir d’une psychologie), ou sur la manière dont elles acceptent ou non de perdre une partie de leur pouvoir.
Notes :
(1) Après tout, Alain Badiou (Éloge du théâtre, 2013) n’a pas tort de nous obliger à y réfléchir, lorsqu’il relève que les doctrines de ce type, fondées en général sur le couple public passif/public actif, finissent par passer pour le comble des injonctions morales, des impératifs nouveaux de la culture, mais hautement problématiques, puisque noyé dans la naïveté, voire la puérilité et dans la confusion qui règne dans les idéologies conviviales.
(2) Dans un cas, la référence portait à une détermination d’un sens commun par le jugement esthétique ; dans l’autre à une fracture sociale. De nos jours, la référence est indifférenciée. D’une certaine manière, … « ceux qui se trouvent là », les « habitants ».
Les commentaires sont fermés.