Contre la confusion du public et du peuple (1)
Conférence prononcée à Siliana (Tunisie), le 28 mars 2016, au cours du colloque « Démocratie et Culture,
entre pratiques et critiques »
Christian Ruby *
Je ne regrette pas d’avoir pu me déplacer cette année. Mais je ne veux pas non plus abuser de ma présence. Du moins me rend-elle disponible à l’égard de l’écoute des propositions tunisiennes concernant l’objet « démocratie et culture », voire « peuple et public », dans la mesure où ces propositions pourraient servir aux Français à ressaisir et réinterroger leurs institutions culturelles et la signification dont ils recouvrent la notion de culture. À l’époque où, dans le contexte des démocraties, des débats centraux s’élèvent sur l’orientation des politiques culturelles, et par conséquent sur la formation du ou d’un public (des arts et de la culture), au sens où je l’entends dans mon Abécédaire des arts et de la culture (2), il est pertinent de nous confronter sur ce qui fonde notre idée d’une communauté culturelle et démocratique réussie, le passage possible ou impossible du public au peuple ou la transmutation des idées esthétiques en des corps politiques (3).
Dans le temps qui m’est imparti, je voudrais m’enhardir à deux brefs examens :
– D’une part, celui des légitimations des politiques culturelles – étant admis qu’elles se rapportent par définition à l’intervention publique –, dans le cadre d’un ministère de la Culture qui, s’il cherche à amoindrir les effets d’une certaine logique économique libérale ou des industries culturelles, ne saurait faire oublier que ses choix de modèles d’action culturelle – action/animation culturelles, animation/éducation culturelles, culture pour tous/culture pour chacun –, en forgeant de telle ou telle manière un public, sont des choix de conceptions de la culture ;
– D’autre part, celui d’un passage désormais nécessaire de l’affirmation des droits égaux d’accès à la culture – dans l’option d’une démocratisation culturelle s’assignant un public par incitation, gratuité, facilitation et éducation – à la réalisation d’un hypothétique éthos culturel démocratique dans l’option de la démocratie culturelle, et éventuellement à l’affirmation nécessaire de l’égalité des intelligences – affirmation principielle constitutive d’une culture de l’émancipation –, lequel passage donne la clef d’une autre conception de la politique culturelle et des droits culturels, ainsi que de la démocratie.
L’articulation de ces deux examens évite les propos ingénus qui se glorifient naïvement d’un passé de démocratisation culturelle conçu comme incontournable – racine, repère. La situation actuelle appelle, en effet, une réflexion de la France sur elle-même, et la reformulation complète de problèmes aussi cruciaux que l’apparente ou réelle dissociation entre culture et démocratie, public et peuple, la dislocation, celle-là réelle des hiérarchies culturelles et notamment de la crédibilité en un magistère des élites, qui a entraîné, dans une Europe qui fut la source de ces impératifs d’union, un passage d’une conception uniforme à une conception parfois désinvolte de la culture, entraînant, à rebours, des réactions crépusculaires. Autrement dit, deux types de propositions culturelles désastreuses.
Les présupposés culturels de la démocratisation culturelle
De l’État aux citoyennes et citoyens, du primat des institutions publiques sur les individus à la professionnalisation du champ culturel, et à l’imposition d’une même norme à chacun, je ne vois pas de composantes plus fidèles du dispositif de la démocratisation culturelle, adopté, en France, sous la direction d’André Malraux. Dispositif est à entendre ici au sens d’une manière de disposer les pièces d’un appareil, en vue d’un but précis, ici, la police de la culture gérant des intérêts et des assignations. Si la démocratisation culturelle – dans un pays où l’État est en charge de la culture et non des mécènes –, peut être analysée comme un dispositif, c’est qu’elle s’organise autour de mécanismes d’imposition de places, dont le résultat est que les individus doivent se plier à sa loi, unique et uniforme, en formant un public qui n’essaye jamais de se placer au-dessus de ce qu’on lui attribue. Elle organise une homogénéisation culturelle des citoyennes et citoyens sous prétexte de politique des arts (nous ne parlons pas des pratiques artistiques), au besoin, à partir d’une compensation des diffractions sociales (gratuité, animation, éducation) pesées à l’aune de l’ordre social établi.
L’option de la démocratisation culturelle avait des ambitions vertueuses, notamment celle de participer, à l’encontre de l’hégémonie religieuse encore prégnante, à l’émancipation de citoyennes et citoyens constitutionnellement égaux sous la modalité des Lumières dont elle s’inspire (notamment celle de Condorcet), en privilégiant une invitation et une initiation équivalentes pour tous aux œuvres et au patrimoine chargés de manifester l’universalité et la validité de la culture. Elle s’ancrait dans un service public de la culture (cette notion juridique, datant de 1959) servant un intérêt général abstrait : l’égalité d’accès à la culture en période de reconstruction et de recréation du lien social. Elle se répandait sur le territoire grâce à un maillage d’institutions et d’associations, d’équipements (4) (bibliothèques, discothèques, radio, tv, maisons de la culture,… (5)) afin de favoriser cette universalité de la culture classique et classiquement définie comme élévation de l’âme et introduire des compensations pour les personnes et les territoires « démunis ».
Cet impératif de l’action publique a servi de point de repère aux directives des gouvernements. Il caractérise le modèle culturel intégratif dit « français ». Afin de le soutenir, de ce point de vue esthétique et culturel, on pariait sur une continuité entre les formes culturelles proposées, les formes sensibles construites chez ceux qui les reçoivent et s’en trouvent affectés et la démocratie (libérale parlementaire). On laissait croire que le rapport spectatorial doit correspondre ou correspond à la stricte reconduction d’un sens des œuvres préalablement donné par un magistère des élites, piliers des valeurs collectives de cette forme de démocratie (6). Certains spectateurs s’y pliaient et composaient un public consensuel, auquel on pouvait en appeler encore au nom du peuple, d’autres s’y soustrayaient.
On sait que cette visée, et cette confusion, est problématique politiquement (elle est un platonisme), sociologiquement (elle fait l’impasse sur le capital culturel (7)), esthétiquement (elle récuse les approches personnelles). Elle ne cesse de partager le domaine culturel en : national et étranger, œuvre majeure/œuvre mineure, citoyen cultivé/citoyen inculte, arts majeurs/arts mineurs,… Enfin, elle a tendance à identifier public et peuple, à partir d’un espace public démocratique figé en White Cube par l’État esthétique.
Les conditions d’un autre présupposé culturel
De nos jours, ce modèle platonicien de l’imposition de la culture, de sa distribution et de la police culturelle est, très largement, soumis à de sérieuses discussions, concernant, selon les références : son « échec » (position d’agressivité), son « terme » (position de deuil (8)), son « inversion » nécessaire (position de repli postmoderne) ou la requête de sa reconduction (position de mélancolie). Il est aussi déstructuré (ou précarisé) de l’intérieur par les révisions des politiques culturelles, par privatisation, logique de sous-traitance et logique managériale interposées. Ce sont d’ailleurs elles qui en poussent beaucoup à se désespérer (invoquant la « fin » du service public), sans analyser la manière dont ce service s’est établi et fixé. Quand un principe est remis en cause, nombre de ceux qui en jouissent se trouvent évidemment en difficultés.
Les raisons de le restaurer ou transformer sont les suivantes :
– Prétendre que le chemin n’est pas encore entièrement parcouru, et qu’en conséquence il faut persévérer à entretenir le dispositif, d’autant que, tout de même, les fréquentations des équipements ont augmenté, la conquête de nouveaux publics est toujours possible (les « non-publics »), qui formeront le peuple de demain ;
– Prétendre que le projet initial a été oublié, détourné,… et qu’il convient donc de le restaurer en offrant des modes de participation de chacun à un fonds commun ;
– Afficher l’échec du projet, puisque les inégalités culturelles subsistent, montrer qu’il n’a pas eu l’efficacité voulue, et qu’il faut donc l’abandonner, tourner la page de ces illusions, … ;
– Préférer le libéralisme en ce domaine… la libre concurrence, … ;
– Choisir de valoriser la critique selon laquelle on peut considérer que ce modèle instrumentalise la culture et les arts et lui substituer le modèle de la démocratie culturelle, en espérant en voir naître un éthos culturel démocratique ;
– Affirmer que, s’il y a eu des acquis, d’ailleurs articulés à l’éducation scolaire puis universitaire, le modèle de l’assignation est dépassé, celui de la démocratie culturelle échoue dans la juxtaposition culturelle, alors que les citoyennes et citoyens aspirent à prendre des responsabilités sur ce de quoi ils sont dépossédés, et qui les concerne au premier chef, la formation d’une émancipation culturelle.
Nous pensons, en effet, d’abord que l’ancien modèle de la démocratisation culturelle –
identifié à un principe constitutionnel ou légal – n’a pas failli, en ce qu’il a sans doute fourni le minimum vital en matière culturelle gestionnaire, mais qu’il a fait son temps. Il a eu lieu, il a produit des effets – en s’appuyant sur la notion de développement culturel assigné (Joffre Dumazedier) –, qui ne sont pas tous négatifs, mais il ne saurait être prorogé dans les conditions historiques actuelles dans lesquelles la question de la culture et de la démocratie peut être posée en d’autres termes.
D’autant qu’il y a quelque chose de mort dans ce modèle. Il propage des idées sous clef. Nul ne va plus les visiter. On se contente d’en tenir le registre de compte, comme font les teneurs de livres : nombre d’entrées aux musées, accès aux institutions, rapport à l’accumulation d’oeuvres,… !
Et, il en est un aspect qu’il faut absolument dépasser : c’est la confusion du public et du peuple, de l’esthétique et de la politique. On ne va pas directement de l’une à l’autre, l’ordre et la connexion des affaires culturelles n’est pas le même que l’ordre et la connexion des affaires politiques. Le public n’est jamais le peuple. Et il importe désormais de penser le public, les spectatrices et les spectateurs, en termes d’exercice et de trajectoire.
La reconfiguration en démocratie culturelle
Parmi les autres options possibles, on sait que le ministère a mis en place celle de la démocratie culturelle.
Paradoxalement, appuyons-nous sur la thèse d’Alain Kerlan, pour tenter de donner du corps à cet autre choix : Il y a eu 3 étapes dans la démocratisation culturelle, affirme-t-il. La première consistait et consiste toujours à permettre à tous et à chacun d’accéder au patrimoine de l’art et de la culture, à permettre à chacun de s’approprier le patrimoine qui lui appartient en droit en tant qu’homme/femme et citoyen. La seconde phase ou strate est caractérisée par l’ambition de permettre à chacun d’accéder aux pratiques artistiques de son choix, dimension non moins nécessaire de la démocratisation. Mais, il existe une autre dimension, ajoute Kerlan, et c’est elle qui nous intéresse : permettre à tous et à chacun d’accéder à une véritable expérience esthétique. Une nouvelle et essentielle étape de la démocratisation dans le domaine de l’art et de la culture passe par l’accès de tous à l’expérience esthétique, comme expérience humaine fondamentale.
Ce qui est en jeu, dans la démocratie culturelle, est à la fois la nécessité d’accompagner une progressive individualisation des choix culturels (Bernard Lahire en témoigne (9)), une offre foisonnante, une politique de la différence culturelle, et une innocence peu à peu dissoute à l’égard des magistères intellectuels et élitistes. Même si les inégalités d’accès à la culture n’ont pas disparu, même si l’idéologie consommatrice du tout se vaut demeure prégnante, même si les acteurs culturels n’ont pas encore vraiment reconstruit les finalités de leur action, il reste que l’art et la culture ne peuvent plus se satisfaire de servir d’alibi à l’État démocratique abstrait pour ses propres mutations, lequel a admis l’impératif de se reconfigurer d’une optique « platonicienne » (une seule chose vaut) en une optique « aristotélicienne » (à chacun selon ses valeurs). C’est là le ressort de l’État esthétique.
Cela signifie bien que sur le plan imparti, la culture et les arts, mais aussi l’éducation esthétique, les principes ministériels ont eu une signification, mais peuvent être remis en question. Nulle nécessité, de son point de vue, de tomber dans des visées crépusculaires. Mais ce n’est pas sans que la conception de la démocratie change aussi. La démocratie est saisie désormais comme un mode de vie, comme la capacité de l’État à organiser une coexistence culturelle qui concerne un corps social reconnu comme fragmenté autant au niveau des individus que des groupes culturels. Et l’on investit la volonté gouvernementale de culture du rôle de forger un éthos démocratique – entendons par là une manière de vivre, de faire et de dire qui accepte les différences (culturelles). Pour la démocratie culturelle, l’égalité de droit est acquise légalement, mais doit se concrétiser dans les différences réciproquement assumées. Mais elle renonce à les mettre en confrontation et en débats. Elle écarte les dissensus.
Une double émancipation
Mais la démocratie culturelle, conçue comme manière de gouverner, n’aboutit à rien d’autre qu’à une juxtaposition culturelle et les discussions publiques demeurent formelles. Peut-on donc poser un nouveau principe ? Est-ce que celui de l’égalité des intelligences, appliqué aussi bien à la culture qu’à la politique, peut permettre de dépasser à la fois l’option de la démocratisation et celle de la démocratie culturelles ; permettre par conséquent de tabler positivement sur le dépassement de l’égalité culturelle abstraite et d’un éthos culturel formel. Cet autre principe oblige à repenser la formation culturelle en dénonçant toute posture d’assignation et de dépossession, de maîtrise pédagogique, culturelle, académique, dans et hors des institutions, ainsi que les dynamiques dissensuelles de l’espace public. Cette égalité-là, celle des intelligences, n’est pas acquise.
En faisant valoir des interrogations sur ce qui est établi, ce principe semble même correspondre fort bien à une orientation possible pour une autre forme de rapport (non automatique) entre la démocratie et la culture, pour le dessin d’un nouveau corps collectif, à la fois public et peuple, sous des rapports différents ; lequel mettrait en parallèle esthétique et politique, sans les confondre, en donnant à l’un et à l’autre l’occasion de se confronter, sans tomber dans le règne d’une certaine banalité et de l’éclectisme juxtaposant auquel on a cru devoir se vouer durant les années récentes.
Sa mise en place requiert le respect de quatre éléments au moins :
- D’une part, que l’on ne raisonne plus uniquement en termes d’accès aux institutions, mais en termes de capacité de créer, ou que l’on transforme l’affirmation du droit à la culture en un droit de prendre part à la vie et aux débats culturels ;
- D’autre part une réforme complète des esprits, obligeant chacun à s’épargner de classer les uns et les autres sur des échelles hiérarchiques : actif-passif, cultivé-inculte, possession-dépossession, raisonnable-sensible,… changeant la nature du public et la conception du peuple ;
- Ensuite, qu’on tienne compte des trajectoires par lesquelles il devient possible d’occuper une place culturelle autre que celle assignée et de faire valoir des dissensus dans le partage du sensible ;
- Enfin, une réhabilitation de l’espace public – et non des seuls lieux désertés ou des nouveaux territoires de l’art –, entretenus ou informels (10), afin de donner vie à une culture critique, faisant droit simultanément à une diversification des espaces de diffusion et de pratique, confiant au final aux actrices et acteurs culturels, donc à chacun, leur destin culturel, à raison d’accepter des échanges en public, ouvrant sur une pratique de la démocratie.
Il s’agit bien en cela du droit à une citoyenneté active dans tous les domaines, et à une mise en confrontation (et non plus une confusion) entre public et peuple. Il s’agit non moins de concevoir la culture non comme un ensemble d’objets de référence, mais comme exercice de soi dans le dissentiment.
L’exercice de soi
Nous ne vivons pas la destruction des critères du goût et de la culture, comme on le répand, mais la fragmentation des critères de référence en fonction des domaines et des pratiques, et d’une meilleure éducation culturelle par domaine. Nous ne vivons pas la fin de l’art, mais la fin de la domination d’un art de consensus. Nous ne vivons pas la ruine de l’aura des œuvres d’art, mais la fin de cette aura au profit d’une œuvre plus incarnée dans le corps social et politique. Les œuvres contemporaines présentent désormais des configurations plurielles, au droit desquelles il convient de s’exercer à sortir de soi, et d’entrer en interférence avec les autres spectacteurs de telle sorte que chacun comprenne l’importance de tisser nouvellement le discours politique et le public.
D’ailleurs, la culture ne se résout pas en un ensemble de choses ou de références obligatoires à transmettre – fussent-elles l’objet de constantes revalorisations publiques (ainsi qu’il en va des objets « populaires », « minoritaires », ou « mineurs ») –, chargées de perpétuer une certaine légitimité culturelle et de classer les prétendants à sa possession. Elle se résout encore moins aux qualifications des fonctionnaires du ministère de la Culture (11). La culture – qui n’est ni divertissement, ni passe-temps, qui n’a donc pas d’autre fin qu’elle-même – n’est rien d’autre qu’exercices, la formation des hommes et des femmes à se tenir debout en toutes circonstances, dans la solidarité, exercices par lesquels les femmes et les hommes se donnent les moyens d’une trajectoire de libération par rapport aux assignations et d’un enthousiasme pour une histoire encore à entreprendre.
En nous appuyant sur cette définition qui impose de lier citoyen/ne et « culture » en refusant toute destination réservée des objets culturels, qui impose de les confronter et non de les confondre, qui impose de dialectiser les rapports entre démocratie et culture, nous pouvons tenter d’échafauder de tout autres architectures que les précédentes. Notamment une architecture mentale grâce à laquelle nous apprendrions à désolidariser (au moins pour le temps de la réflexion) culture et administration ministérielle de la Culture, École et justification politique des Lumières, École, intégration modélisée et transmission, l’état de certaines de ses fonctions historiquement cumulées ; ou à l’inverse, après en avoir perçu la distance, à resolidariser École et culture, etc.
Utilisons ces propositions au moins pour poser des problèmes, et nous rendre compte de nos présupposés (12). Et sans doute pour rendre à chaque élément une actualité intempestive qu’il a souvent perdus (13). On a trop pris l’habitude d’employer l’expression « politiques publiques ou culturelles » sans s’embarrasser d’analyses, de même que culture et démocratie. Comme, par ailleurs, on se demande trop peu ce que signifie au juste le terme « public », ou ce que désigne l’expression « politique d’éducation du citoyen » (et de la citoyenne) dans les conditions contemporaines, voire ce que font jouer, dans un propos, des expressions aussi classiques que « expérience esthétique » ou « pratique culturelle ».
Les notions d’exercice de soi et de trajectoire, déployées dans mon Abécédaire, y reviennent. Elles mettent en avant l’intégration de chacun aux débats culturels et artistiques, elles réfèrent au principe de l’égalité des intelligences, et elles ouvrent un espace pour les droits culturels, entendus ici en termes d’émancipation individuelle (par les arts et la culture, le public) et collective (par la démocratie, le peuple).
* * *
Il n’est pas impossible, quoique rapide, de réduire le débat à l’opposition entre l’univocation de l’État à définir le bien public ou l’intérêt général culturels et l’accroissement de la participation et de l’implication des citoyennes et des citoyens dans la formulation de leurs ressources propres. Il est cependant envisageable d’aller plus loin, et d’affirmer plutôt que tant que nous nous contentons d’associer sans précision les mots « démocratie » et « culture », nous croirons que la culture est affaire de parts de gâteau à partager, surtout avec les opprimés et les exclus. Or, nous pensons que nous ne pouvons donner sens au monde contemporain, à la démocratie, à son institution scolaire et à la culture à l’aune d’une conception préfixée, dont notre temps signerait l’absence ou la disparition, le redécoupage ou la distribution.
Nous devons insister sur le fait que l’art et la culture n’ont pas vocation à se substituer à l’absence d’un projet politique ; simultanément rappeler qu’il n’est pas de preuve de l’inéluctable asservissement de l’art et de la culture aux industries culturelles ; et enfin que les citoyennes et citoyens ne sont pas voués à la dépossession. Il est des oeuvres rebelles au formatage culturel politique… Il est des citoyennes et des citoyens qui pensent sans qu’on leur disent ce qui est à penser. Il est des spectatrices et des spectateurs qui ont le désir de parler leurs rapports aux oeuvres et de discuter en public (14).
Cherchons à savoir si nous ne pouvons pas esquisser les principes d’une autre lecture de la démocratie, de la culture du temps et de l’espace public, indiquant au passage les points où le changement est possible et souhaitable. Il nous semble en effet qu’il n’est pas impossible à la conscience contemporaine de se ressaisir autrement dans son époque.
Notes :
(1) Sans doute aussi contre ce qu’affirme John Dewey, dans Le public et ses problèmes, 1926, Paris, Université de Pau, Farrago, 2003, qui a tendance à confondre les deux.
(2) Christian Ruby, Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, L’Attribut, 2015.
(3) Ce qui impose cinq discussions : sur l’idéal démocratique, sur son lien à la culture (sans confusion), sur son lien à une culture de la démocratie (manière de devenir et de faire), sur l’espace culturel (divisé), sur le débat culturel (ouvert).
(4) « En dotant le territoire d’équipements culturels pour imposer l’universalité de l’art », écrit André Malraux.
(5) Une architecture culturelle bâtie pour célébrer la gloire de la culture ; pour que la culture occupe un centre (urbain), ait des lieux à sa disposition qui puissent répondre à ce qu’on attend d’elle : déterminer les frontières entre culture et inculture ; etc. Ce sont des pyramides, des tours, des cubes, … des temples qui réservent même s’ils recourent à la transparence et à la translucidité, Cf. Walter Benjamin, dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Paris, Œuvres III, 2000.
(6) Alors que le rapport à l’œuvre se produit comme une disruption dans la continuité d’un sens présupposé.
(7) Etudié alors par Pierre Bourdieu ; cf. P. Bourdieu et Alain Darbel, L’amour de l’art, Paris, Minuit, 1966.
(8) À dire vrai, dans cette « critique » désespérée, outre qu’aucun compte n’est tenu de l’histoire de la division des institutions qui a conduit une partie de la question de la culture à être dominée par un exercice ministériel de la Culture, mis en parallèle, et en concurrence, avec celui de l’Éducation, qu’aucun compte n’est tenu non plus des effets de ces partages institutionnels sur le public, qu’on y parle de « politiques culturelles » sans analyser ce concept du point de vue de l’exercice du pouvoir qu’il implique, que la focalisation sur les industries de la consommation culturelle est devenue un lieu commun, les analystes finissent presque toujours par figer la culture en modèles ou en objets de référence, assortis de directives de transmission. Ils ne comprennent l’École et la Démocratie qu’à partir du modèle intégrateur de la IIIe République et pensent, en général, pouvoir parler des arts sans aucune formation culturelle approfondie, a fortiori sans compétence dans les arts contemporains ou vivants. Dans ces conditions d’abstraction extrême, notamment parce qu’elles font fi de l’attention à porter aux compromis sociaux qui sous-tendent la crédibilité des institutions, comment peut-on croire pouvoir s’opposer aux désastres du temps – si désastre il y a – et notamment à la mutation du « public » dans les sociétés contemporaines ?
(9) Bernard Lahire, La culture des individus, Paris, La Découverte, 2004.
(10) Cf. Les espaces publics informels en Afrique, N’Guessan Julien Atchoua, Paris, L’Harmattan, 2016 : Connus sous les étiquettes « Sorbonne », « Agoras et Parlements » et « Grins », ces lieux de prise de parole sur les faits brûlants d’actualité nationale et internationale se démultiplient, et leurs manifestations sociopolitiques suscitent une série de réflexions scientifiques sur la trajectoire de la « politique de rue » dans le processus de construction de la démocratie en Côte d’Ivoire.
(11) Ayant fini par enfermer le degré d’intervention de l’État dans une prétendue nature des activités (sans penser que cette intervention peut se déplacer,…).
(12) Réinscrits dans la nouvelle loi sur la création artistique, 2015 : « Favoriser la liberté dans le choix par chacun de ses pratiques culturelles et de ses modes d’expression artistique ».
(13) Cf. notre article, « La culture n’est pas un remède », dans 20 ans de Culture et Démocratie, Bruxelles, 2015, Actes des deux journées anniversaire de l’association.
(14) Cf. Blaise Jean et Viard Jean, Remettre le poireau à l’endroit, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2015 : pour une autre politique culturelle, proposer une autre modulation de la culture en espace public, lien entre diffusion culturelle et lien social, défi démocratique majeur à l’époque des crispations identitaires. = métaphore du titre = renverser le système des maisons de la culture et du ministère. Une culture pour tous en la rendant à tous… Et faire de la ville le lieu d’une action d’imprégnation, du vivre ensemble éclairé et festif.
* Christian Ruby est philosophe, Formateur de médiateurs culturels. Il est membre de l’ADHC (association pour le développement de l’Histoire culturelle), de l’ATEP (association tunisienne d’esthétique et de poiétique), du collectif Entre-Deux (Nantes, dont la vocation est l’art public) ainsi que de l’Observatoire de la liberté de création. Chercheur indépendant, ses travaux les plus récents portent sur l’élaboration d’une Histoire culturelle européenne du spectateur (3 volumes parus), ainsi que sur une théorie politique du spectateur (en cours de parution). Cette dernière s’expose déjà pour partie dans : Spectateur et politique, D’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture ?, Bruxelles, La Lettre volée, janvier 2015. Il s’est spécialisé par ailleurs dans l’art public et l’art urbain, dont il commente les œuvres du point de vue esthétique (du point de vue de la relation du passant-spectateur à l’œuvre). Site de référence : www.christianruby.net
Dernier ouvrage paru : Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Editions L’Attribut, 2015.
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