L’œuvre sur rien et le spectateur affirmatif (1)

Christian Ruby

     Conférence prononcée lors du séminaire/colloque conduit par Jean-Marc Vernier et Alain Kerlan, le 9 juin 2015, à Nantes/Lyon (par vidéo-conférence). L’objet : la transmission de l’art/transmission de la liberté.
L’image accompagnant cette publication réfère, elle, à une autre conférence, prononcée à Toulouse en mai 2015, dans un duo avec Romeo Castellucci.

     Le décès récent d’un prix Nobel de littérature, Günter Grass, offre une occasion de réinterroger ce qui est habituellement condensé dans la formule : les rapports entre art et politique. À propos de cet auteur, il est, en effet, possible de distinguer d’emblée plusieurs registres d’analyse : celui de la carrière de critique et celui d’adhérent politique de l’auteur/artiste (soit les registres des rapports entre souhait de l’artiste de servir telle cause politique et souhait du citoyen, etc. (2) ; celui des oeuvres même dont bien sûr, Le Tambour, 1956, à propos duquel je rappelle que, s’agissant d’un travail de fiction romanesque, de type picaresque et satirique, il change notre perception de l’histoire de l’Allemagne ; à travers le personnage d’Oskar Matzerath, qui parce qu’il ne veut pas grandir change notre perception des événements sensible, permet au texte de sonder la conscience d’une nation coupable, décrire le basculement d’une société, la soumission intéressée, le caractère corrompu de l’homme capable d’enterrer son passé nazi sans l’affronter (soit le registre oeuvre et politique). En résumant aussi brièvement un ouvrage littéraire moderne bien plus complexe, et une écriture qui poursuit la mise en pièce du roman classique, de ses hiérarchies (entre sujets, événements et enchaînements), nous rouvrons apparemment l’espace ouvert par le propos de Stendhal : « La politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique » (3).
Du coup, un quatrième registre apparaît. Celui du lecteur, voire spectateur, si nous dépassons la seule littérature. La question des rapports art et politique s’y pose d’une autre manière encore, et surtout, elle en rabaisse beaucoup par rapport à ce qui est habituellement présupposé. Car, cette fois ou de ce point de vue, il faut bien constater que pas plus que les avares ont disparu depuis que les scolaires vont écouter Molière, ou que les européens le sont devenus depuis qu’ils écoutent la Neuvième de Beethoven, pourtant manifeste d’émancipation, le monde est débarrassé de ce que pointe Grass depuis que nous avons lu son roman. En un mot, ainsi que l’affirme Jean-Jacques Rousseau à propos du Misanthrope de Molière, dans la Lettre à d’Alembert (1760), nous ne pouvons assurément pas croire « à la correction des mœurs par le théâtre » (4).
Qu’il y ait de la politique chez les critiques, chez les auteurs/artistes, dans les oeuvres ou que des oeuvres soient destinées à jouer un rôle politique, c’est à la fois une évidence reconnaissable dans les enquêtes, et un objet possible de débat. Mais cette évidence réduit la sphère artistique à l’artiste et à l’œuvre (et à sa volonté ou non d’y inscrire la politique). Toutefois, « Quand à savoir combien de consciences ces bonnes représentations ont acquises à » telle cause, « c’est une tout autre affaire » (5). Et pourtant la plus importante.

La place de la spectatrice et du spectateur

Justement, cette dernière citation rappelle que cette question des rapports entre art et politique, ou, dans les termes (schillérien (6) ?) de ce colloque, des rapports entre transmission de l’art et transmission de la liberté, est presque toujours réduite à l’idée selon laquelle la puissance artistique pourrait disposer immédiatement le visible pour le jugement politique, elle permettrait de passer sans difficulté de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde, puis à une décision d’action. On irait donc de l’artiste, de sa volonté « politique » à l’œuvre comme capacité à transformer le monde ou à transformer le spectateur pour qu’il transforme le monde. Mais, à rebours de cette croyance, cette citation oriente la réponse vers une conclusion négative. Insistons-y : un art qui voudrait révolter directement en montrant du révoltant est un art qui se donne une vocation édifiante, est un art qui ne s’adresse qu’à un public spécifique et qui anticipe ses effets (autrement dit devient publicitaire) (7). Sans certitude de résultat, bien sûr.
Dès lors, implicitement, la question proposée aux interlocuteurs de ce colloque est déplacée. Elle correspond moins à transmission-« art et liberté », ou à « art et politique », art étant entendu ici au sens d’œuvre, qu’à « art, spectatrice ou spectateur et politique ». Cette multiplication des termes en rapport est d’importance. En recentrant la discussion sur le spectateur, outre que nous revenons sur une perspective que mes travaux explorent (la corrélation œuvre-spectateur), c’est à la fois un troisième terme qui intervient pour lier les deux précédents, et une autre dimension qui restructure le rapport (artiste, œuvre, spectateur), laquelle, au passage, permet d’inscrire la question de la transmission au cœur de ce rapport, quitte à en déstabiliser l’énoncé (8), et à la déplacer loin des implications politiques de l’art toujours conçues en termes de délivrance du spectateur ou de transformation du monde par l’art (9).

La politique et l’efficacité de l’art

Avant de chercher à savoir si vraiment l’art « peut nous rendre révoltés en nous montrant des choses révoltantes » (10), c’est-à-dire d’accepter les modalités courantes du discours sur un art qui se veut politique parce qu’il montrerait les stigmates d’une domination ou d’un esclavage, il convient, afin de centrer la discussion et de mieux la rapprocher de ce qui concerne notre présent, de proposer deux orientations concernant la politique.
D’une part, proposons de limiter les fins visées par une telle exploration au régime démocratique, tel que nous le connaissons, ou du moins à l’espace de son histoire. Autrement dit, nous laissons de côté la question d’une orientation politique des arts dans le cadre de l’esthétisation du politique (monarchie) et de l’esthétisation de la politique (le IIIe Reich, étudié par Walter Benjamin). Et référons à la politique esthétisée (IIIe République), ou à la politique esthétique civique (Lang). Cela facilite la parole autour de projets qui voudraient contribuer à changer la structure de l’Etat et des lois, par l’art… et muer le spectateur en agent politique, ou agent d’une pratique collective.
D’autre part, il est non moins important de signaler qu’il est possible de faire varier le sens de « politique », au moins entre « le » politique et « la » politique. Mais pour aller plus loin nous évitons de faire de la politique une affaire de conquête du pouvoir, etc.

L’évidence de la transmission

A cela s’ajoute la nécessité d’analyser de près la présupposition d’une efficacité politique de l’art qui se met désormais en scène dans un dispositif dit de transmission, lequel assigne aux artistes la prétention de corriger les mœurs et aux institutions politiques, parmi lesquelles les élites, la mission de combattre la supposée indifférence aux structures collectives de spectateurs « formatés » par les médias et la consommation culturelle. Dans cette présupposition, rien n’est interrogé de la notion même (11), rien n’est réfléchi de ce lieu commun qui veut infliger une correction de son attitude à la spectatrice ou au spectateur (12), souvent sur fond benjaminien (mais auquel il ne peut rien) d’une « pauvreté » contemporaine par fait de manque de transmission de « l’expérience ».
Or, cette évidence de la transmission, dont nous souhaitons nous écarter (13), n’a d’autre but que l’adaptation des spectateurs à des fins sociales. Non seulement, aujourd’hui, le recours à la transmission sert à remettre en état un grand récit décrédibilisé pour une société qui a peur de sa jeunesse, qui la juge enfermée dans l’immédiat de la consommation, dans un présent sans futur, accoutumée à la société du spectacle, inculte. Mais encore, elle se donne pour un discours sur les valeurs (la liberté) qui veut utiliser l’esthétique pour arracher le spectateur soi-disant passif à son incompétence, à sa fausse conscience, à son aveuglement. Ce qui pour Rancière fait tomber dans le « paradoxe du spectateur » : il n’est pas d’art sans spectateur, mais c’est un mal d’être spectateur.

Bien sûr, il y a aussi dans l’idée de transmission toute une métaphysique de la manière dont les hommes tentent d’élaborer leur rapport à la mort, de la façon de l’apprivoiser et de la tenir symboliquement en échec, de la succession ininterrompue des générations, de l’éternel jeu de cache-cache entre la mort des uns et la naissance des autres… C’est parce que les uns savent qu’ils vont disparaître qu’ils voudraient léguer un peu d’eux-mêmes aux autres ; c’est parce que ceux-là naissent dans l’état d’inachèvement propre à l’homme qu’ils auraient besoin d’apprendre de leurs aînés… Chercher l’essence du problème de la transmission reviendrait donc à inscrire la question au cœur du tragique de l’existence, au cœur de la temporalité humaine, conditionnée par l’alternance des disparitions et des apparitions de générations.
Mais pour en rester à ce qui nous concerne ici, les protocoles de (ou une contribution calculable de la) transmission à destination d’un inculte, il s’agit bien d’un rapport mis en scène pour une personne conduite à déclarer sa propre inconsistance par une autre personne qui prétend lui dévoiler son incapacité en lui imposant ce qui la satisfait. La transmission comme pédagogie du spectateur est « abrutissante », écrit Rancière, parce qu’elle renvoie au problème de la fixation de ce qui est élevé, érigé, reconnu, voire sanctifié, et elle fonctionne de manière mécanique (une transmission à l’identique).
Autrement dit, non seulement la transmission présuppose que ce qui doit être reçu est déjà dans le spectacle et que si on ne le voit pas c’est qu’on a mal vu… mais encore elle procède d’une logique qui classe et hiérarchise les « transmetteurs » et les « recevants » et décèle en ces derniers ceux qui peuvent y prétendre et ceux qui sont exclus. Ce modèle masque le fait que la transmission est sélective. Ce ne sont pas les oeuvres qui transmettent finalement, mais ceux qui se les approprient pour leur faire jouer le rôle de transmission.

Transmettre en rompant

Trois remarques sur cette question de la transmission appliquée à l’art et à la liberté traités comme des valeurs et non comme des pratiques. Nul n’explique pourquoi nous avons besoin à ce point des spectres de l’ancien. Sinon à relancer ce trait inexpliqué : le passé serait la condition du présent, alors que chacun sait que l’histoire n’est pas causale, mais processuelle et multidimentionnelle, …. Et l’histoire culturelle encore plus qui ne cesse d’appeler les humains à inventer de nouvelles figures, de nouvelles règles d’existence et de rapports (esthétiques, ici).
Première remarque : même dans la logique de l’héritage, il faut tenir compte de la dépossession, de la non-appropriation, du refus, du rejet possibles… Autrement dit, des hiatus dans le processus d’héritage. Par exemple, le rapport entre ce qui passe, ce qui ne passe pas, ce qui est toujours déjà passé, le mort qui saisit le vif et le mensonge. Paradoxalement, c’est le cas du spectateur classique devant une œuvre contemporaine.
Deuxième remarque : comment ne pas être troublé par les artistes et les oeuvres qui ne cessent de résister à la logique mécanique de la transmission ? Par exemple, les modernes qui n’ont cessé de remettre en jeu leur distance avec le passé : Picasso et les Ménines, Alain Jacquet et Manet, Motherwell reprenant dans ses collages toute la gamme des géants de la modernité et refaisant les gestes de Matisse ou Miro, Sherrie Levine qui s’arrange pour déconstruire les grands en citant ses sources, en une sorte de geste oedipien, meurtrier des figures paternelles. Par exemple encore Gérard Garouste, dans Passage, montrant comment la traduction de la Bible hébraïque en grec (la Septante) a pu conduire à l’antisémitisme (Saint Augustin, les juifs sont dans la condition d’un aveugle devant un miroir, et puis Mein Kampf), forgeant l’idée d’un passage qui détériore ou d’une transmission qui dégrade.
Enfin, troisième remarque : que faire de ceux qui sont rebelles à la transmission et qui en jouent ? Par exemple, Le Gréco, L’enterrement du Comte d’Orgaz : peint en 1586, daté de 1578, alors que l’événement est de 1323 (or, 1578 : date de la naissance de son fils, illégitime de surcroît..). Et que dire de Pétrarque qui rédige la Lettre sur le Mont Ventoux en 1354, mais la date de 1336, pour se donner le même âge qu’Augustin, lors de sa conversion (l’ascension comme métaphore de conversion) ! Par exemple encore, Voltaire traitant la transmission comme destitution de ce qui est encombrant et entravant : celle des figures religieuses, sous forme de stratégie littéraire au service des Lumières (14).
GWF. Hegel aurait-il pu écrire le chapitre de La phénoménologie de l’esprit sur le combat des Lumières contre la superstition s’il n’avait pas saisi dans les Lumières une certaine rupture avec le passé ? Avec cette idée courante de la transmission ne nous trouvons-nous pas immédiatement renvoyés à ce que Friedrich Nietzsche appelle « l’histoire monumentale », laquelle relève d’une société qui veut transmettre par révélation, croyance, mémoire, discipline institutionnelle.

Pluralisation des modèles

Il ne faudrait surtout pas croire que nous sommes éloignés de la question posée dans ce colloque et de son présupposé selon lequel l’art pourrait être mis au service d’une cause politique ou éthique, que l’on présente toujours comme la plus noble (par différence avec la « cause » des autres). La pratique artistique, l’exercice de soi en rapport avec l’œuvre devraient recevoir une destination – à tout le moins celle de la transmission -, et d’une certaine manière, anticiper leurs effets. Curieusement d’ailleurs, on n’envisage pas du tout que l’œuvre et le rapport à l’œuvre puissent engendrer des dissociations, rendre compte d’un heurt entre des régimes de sensorialités ou d’une appropriation du regard de l’autre déstabilisant alors les hiérarchies. Non, ils visent l’incorporation d’une valeur (ici la liberté) !
Il faut dire cependant que si le modèle le plus courant de la transmission, de l’art dans ses rapports à la liberté et à la politique, renvoie à une logique mécanique – celle des théories de la réception, des écoles de spectateurs, des pédagogues abrutisseurs et plus anciennement de l’instruction du peuple (15) -, il est lui-même le résultat d’un conflit au terme duquel d’autres conceptions de l’art, de la liberté et de la transmission ont été minorées, réduites, ou confinées au secret des bibliothèques.
Nombreux ont été, en effet, les philosophes qui se sont rendus compte du fait que la transmission (immédiate et mécanique) des valeurs et de l’esthétique comme valeur, n’est sans doute pas le canal par lequel la politique peut advenir au citoyen et encore moins au spectateur.
Nommons-en quelques-unes, mais en nous contentant de ceux que nous avons explorés dans notre ouvrage La figure du spectateur. Nous les transcrivons en un tableau sommaire :

Manière de penser Art/Culture

 

Fonction prêtée Commentaires, références
 

Ils sont pensés en termes de formation.

Ils permettent, contribuent à, impulsent, encouragent la démocratie. L’éducation culturelle constitue un remède à la terreur.

 

Cf. Friedrich von Schiller : le citoyen (et spectateur) se forme par l’art (contemplation classique) qui ouvre la voie de la morale et de la politique.

 

 

Ils sont pensés en termes de conflit.

Ils font ou sont la démocratie (conjonction ou plutôt symbiose) s’ils émanent du peuple, auto-célébration.

 

Si le peuple en est le moteur et le fruit ! Cf. Jean-Jacques Rousseau. Le citoyen-spectateur est acteur.
 

Ils sont pensés en termes de “sculpture sociale”.

Ils ont une fonction civique dans la démocratie, avec primat de l’artiste qui se veut artisan du social.

 

Cf. Joseph Beuys ; le spectateur apprend par l’art à reconnaître la réalité objective, tout est politique.

 

 

 

Ils sont mis au service du politique.

Ils sont mis au service de la démocratie, on les dérive (thème et facture) de la démocratie,  en vue d’une conformité et exemplarité.

 

Il y a collusion avec le pouvoir (commandes), utilité, faire valoir, asseoir,… ; la culture se fait influence (avec théorie empiriste à la clef) ; cf. III° République.

 

 

 

 

Ils sont pensés en termes de modèle à copier.

Ils constituent un modèle de démocratie dont la démocratie peut s’inspirer ou qu’elle doit reproduire (Avec 3 possibilités : transcendantal, partage, homologie), par  communication de normes.

 

Trois versions majeures :

– Sens commun, cf. Immanuel  Kant ;

– Arts et culture doivent se rendre seulement consensuels et conforter le lien social (Jürgen Habermas et Luc Ferry) ;

–  Si on rétablit le rapport art et expérience, on peut l’étendre à toutes les institutions, cf. John Dewey.

 

 

 

 

Ils sont pensés en termes de critique et en termes critiques.

Ils doivent rester en conflit avec la démocratie, s’engager dans une résistance à toute absorption et dans une opposition à la consommation culturelle, afin d’interroger toujours. Didactisme de l’art.

 

Trois versions majeures :

– Jean-François Lyotard : s’ils sont du côté du sublime, ils témoignent de l’incommensurable…. ; l’art  devient propédeutique à une politique du judicieux et du différend.

– L’art politique (et l’esthétique de la négativité, cf. Th.W. Adorno), combiné avec l’art d’intervention publique.

– Esthétique relationnelle : art devenu un art de la socialité, cf. Nicolas Bourriaud.

 

 

 

Ils sont pensés en termes d’émancipation.

Ils produisent une subjectivation. Il n’y a pas de teneur spécifiquement politique de l’art (subversive par essence ?). Quelle finalité ? Pas de finalité.

Arts et culture sont exercices et trajectoires : ils libèrent (déprise) mais peuvent toujours être convertis par chacun.

 

Deux versions majeures :

– Cf. Jacques Rancière ; le spectateur se livre lui-même à sa propre subjectivation.

– Insister sur la structure du contemporain (l’interférence), l’art n’est pas une politique, mais pointe le centre nerveux de l’art (les archipels), et peut devenir moteur d’une trajectoire.

 

En présentant ce tableau, notre idée n’est pas d’inviter à changer de modèle en nous replongeant dans le passé théorique. Mais d’inviter à comprendre que le modèle dominant n’est pas le modèle unique. Et par conséquent, que nous pouvons en changer (16).

Comment l’art « touche » à la politique ?

Finalement, comment l’art touche-t-il à la politique, par le spectateur ? Le verbe « toucher » employé ici renvoyant à la fois à Jacques Rancière (SE., p. 66) et au scrupule suivant : « toucher à » n’est ni se fondre dans, ni être absent de rapport avec […].
Installons-nous quelques instants dans la pensée de ce philosophe qui, sur le plan qui nous occupe (art et politique), pourrait se couler dans une formulation spinoziste-non spinoziste (inspirée de Ethique, Partie V, Proposition I, démonstration) de l’hétérogénéité des logiques : l’ordre et la connexion des choses esthétiques n’est pas le même que l’ordre et la connexion des choses politiques, quoique art et politique tiennent l’un à l’autre comme formes de dissensus (17). Disons que nous pouvons en retenir l’idée d’un parallélisme possible entre une esthétique de la politique (au sens où les actes de subjectivation politique redéfinissent le visible politique, ce qu’on peut en dire et quels sujets sont capables de le faire), et une politique de l’esthétique, au sens de nouvelles formes de circulation de la parole et de production des affects dans les configurations artistiques. Mais pas du tout l’idée d’un principe de correspondance déterminé (SE., p. 72). Ce qui, au passage, n’a rien à voir non plus avec les politiques des artistes (leur souhait de servir telle ou telle cause).
La configuration esthétique du spectateur met ce dernier en posture de découvrir, soit dans le cadre des lieux neutres de l’esthétique (exposition, musée), soit dans le rapport avec une œuvre qui rompt le tissu sensible et la dynamique des affects, ses propres capacités, parce qu’il agit, observe, sélectionne, compare, interprète, lie ce qu’il voit à bien d’autres choses, d’autres scènes, d’autres lieux… Il compose sa fiction avec le vu. Il est spectateur et actif. Il met ses exercices en mots, et ses mots à l’épreuve, … en produisant un paysage inédit du visible, en élaborant des formes nouvelles d’individualités, acceptant des rythmes différents d’appréhension du donné, des échelles nouvelles (SE., p. 72). Mais cette logique est individuelle.
Elle n’est donc pas la même que la configuration politique, celle dans laquelle s’opère la constitution de collectifs politiques d’énonciation. Celle qui produit des nous, des formes d’énonciation collective.
Ce qui signifie que l’on ne peut assigner à l’art une tâche de transformation de la société et que l’on ne peut assigner à la politique, la tâche d’impacter l’art, comme si un seul et même processus de transformation de l’existence avait cours. Mais ce qui ne signifie pas que l’une ne « touche » pas à l’autre, et de deux manières, tout à fait indéterminées.
D’abord en général : L’émergence de nous politiques passe cependant nécessairement par une rupture esthétique. Ensuite, par le spectateur émancipé.
Ce dernier cas commence quand des êtres destinés à demeurer invisibles dans l’espace de l’art prennent le temps qu’ils n’ont pas pour s’affirmer co-partagants d’un monde commun (pourquoi n’irai-je pas là (au Louvre) ? Il n’est pas réservé), pour y faire voir ce qui ne se voyait pas (ma présence qu’on n’attendait pas) ou entendre comme de la parole discutant sur le commun ce qui n’était entendu que comme le bruit des corps (en refusant la hiérarchie des jugements). Rancière précise encore que la logique de l’émancipation est individuelle (mais pas nécessairement solitaire, puisque le maître n’est pas exclu (18)) et vise à interrompre la logique sociale dominante du savoir du spectacle, sans présider à la naissance d’un sujet révolutionnaire de la société (19). Elle aboutit à l’idée que tous sont spectateurs, peuvent observer, prendre la parole, développer toute une série de formes de perception différentes et vérifier en commun ce qu’ils observent. La pratique du spectateur n’étant plus hiérarchique, cela implique un mélange des spectateurs entre les différents arts, des préoccupations différentes (entre les arts), et une traversée des frontières entre les différentes spectatorialités (politique, médias, …).
Ce n’est donc plus une logique de la transmission, mais une logique de l’émancipation : un chemin, une trajectoire, de ce qu’on sait à ce qu’on peut encore apprendre en pratiquant l’art de traduire ses aventures intellectuelles à l’usage des autres et de contre-traduire ce qu’ils disent. Une logique de l’égalité des intelligences.
Ce qui permet à Rancière de conclure : « Donc, s’il y a transmission, c’est au prix d’une critique radicale de l’idée de transmission » (20).

* * *
L’un des problèmes centraux de nos jours, autour du thème de ce colloque, est celui de rappeler sans cesse, en matière de rapport œuvre-spectateur, la double indétermination qui est constitutive de ce rapport : l’indétermination du rapport esthétique lui-même (œuvre-spectateur) et l’indétermination de la confrontation entre ce premier rapport et l’institution esthétique (dont les expositions), la politique et les rapports sociaux. Le choc esthétique ne peut se traduire directement en une correction des comportements. D’autant que le choc esthétique ne se traduit jamais en compréhension des raisons des choses, ni en décision de changer le monde. Et la politique ne peut non plus se lire dans l’œuvre immédiatement, compte tenu, même dans l’art politique, d’une ouverture des significations.
Le choc esthétique se construit en acceptant de se confronter aux oeuvres, en apprenant à surmonter l’exclusion dans les institutions (expositions, bibliothèques, musées), et en entrant dans l’échange des paroles, au risque de se déstabiliser et de déstabiliser l’autre. C’est cette double déstabilisation qui fait émancipation. Pourquoi n’irai-je pas dans ce musée ? Quelque chose serait-il réservé ? Puis-je surmonter en moi la réticence à y aller et le regard des autres ?
Aussi, relativement à ces agencements, Rancière ne conclut pas que l’art est sans effet politique : « Il peut contribuer à transformer la carte du perceptible et du pensable, à créer de nouvelles formes d’expérience du sensible, de nouvelles distances avec les configurations existantes du donné. Mais cet effet ne peut être une transmission calculable entre choc artistique sensible, prise de conscience intellectuelle et mobilisation politique » (SE., p. 74).
Ou pour l’énoncer autrement : « On ne passe pas de la vision d’un spectacle à la compréhension du monde et d’une compréhension intellectuelle à une décision d’action » (SE., p. 74).

Notes :
(1) Double allusion à Flaubert (le « livre sur rien ») et à mon dernier ouvrage.
(2) Qui se présente comme une « stratégie métapolitique » lorsque l’auteur livre ses oeuvres à une cause.
(3) Stendhal, Le rouge et le noir, 1830, Livre Second, Chap. XXII.
(4) Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 59 (SE).
(5) Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Amsterdam, 2009, p. 429 ; où il retrouve Emile Copfermann qui, en 1967, écrivait : « Le reproche majeur formulé à l’égard du théâtre politique est celui de ne pas provoquer « l’activité » du public, ou si l’on préfère, de ne pas s’achever dans un meeting et une manifestation […] Ce reproche est aussi fondé que celui qui consisterait à attendre d’un livre qu’il provoque seul la révolution, d’un meeting qu’il s’achève par la prise du pouvoir. Un livre, serait-il un manuel de la guerre de rus, n’a pas d’autres vertus que d’être un bon ou un mauvais manuel. C’est l’usage qu’on en fera qui décide … » in « Un Théâtre révolutionnaire », Partisans, n° 36, Paris, Maspéro, 1967, p. 14.
(6) En bref, la contemplation du beau améliore l’humanité et contribue à la civiliser.
(7) Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, op.cit., p. 65sq.
(8) Cf. De la transmission dans les institutions culturelles, conférence à la BNF, à lire sur le site de cette institution : http://classes.bnf.fr/classes/pages/actes/7/ruby.pdf ; et sur le Site Internet Esprit d’Avant : Avant ou d’après ? Contre une transmission pensée au carrefour de la dette et de la rupture. Et sur mon site, une conférence à Montpellier (www.christianruby.net).
(9) A la manière de Jan Fabre : «  Je suis convaincu que j’ai un message à transmettre, que je peux apporter quelque chose au monde », in Alternatives théâtrales, n° 85-86, avril 2005, p. 56.
(10) Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, op. cit., p. 57.
(11) Cf. notre intervention à Montpellier…
(12) On trouve souvent, mêlé à ce discours des bribes du Walter Benjamin de Expérience et pauvreté transcrites pour nos jours (oubliant le renversement dialectique benjaminien).
(13) Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op.cit., p. 412.
(14) Destitution et habilitation chez Voltaire : Jeanne destituée de son aura religieuse, mais rendue à son humanité et à une érotique ; pratique éclairée et joyeusement sacrilège, destitution contre instauration : ce qui sape, détruit, déconstruit, déconsidère, dégrade, …
(15) Amarcord, Fellini : ingestion de l’anglais scolaire par transmission… ; Doctor Faustus de Thomas Mann : Rédigé en pleine guerre, il met en scène un compositeur cherchant désespérément le langage nouveau qui dira la vérité sur la difficulté à vivre des hommes du xxe siècle. Et c’est de ses tourments que naîtra la musique sérielle. ; …
(16) Même cas, en matière d’art public, …. ou bien des œuvres dans les lieux publics pour y représenter le peuple dans ses actions et susciter un sensible partagé ; ou bien aucune activité artistique, puisque seul le peuple lui-même peut se donner dans sa mobilisation collective comme la véritable œuvre d’art.
(17) Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, op.cit., p. 71.
(18) Gouvernée par le mouvement de se faire un autre corps, et par la place du maître/médiateur, mais du maître ignorant, un maître qui ne transmet pas son savoir et qui n’est pas non plus le guide qui amène l’élève sur le chemin, …. (ETP, p. 412), puisque le maître ignorant n’est pas le maître qui ne sait rien, mais le maître ignorant de l’inégalité (il la refuse, il postule l’égalité). Il peut être dit émancipateur. Donc s’il y a encore transmission ce ne peut être qu’au prix d’une critique radicale de l’idée de transmission.
(19) Rancière précise qu’on ne peut mélanger les logiques, celle du spectateur et celle du citoyen. La première est émancipatrice, prouve qu’on a la parole, et reconfigure la scène de la parole, c’est là qu’il y a une place à conquérir. La seconde est une pratique politique qui vise l’émancipation sociale… Il y a un lien entre les deux, mais pas de causalité. Cf. Et tant pis pour les gens fatigués, op.cit.
(20) Jacques Rancière, Et tant pis…, op. cit., p. 429.

Les commentaires sont fermés.