Au-delà d’une analyse filmographique nécessaire de l’oeuvre de Robin Campillo (scénario, images, direction des acteurs, montages,…), et d’un avis sur son film – primé à la dernière Mostra de Venise, 2013 – qui dépasse le cadre de cet éditorial, le problème posé plus globalement par son film – Eastern Boys – est celui de la réalité et du fantasme de l’autre conçu de l’intérieur même de l’Europe, immigration et problèmes d’intégration intraeuropéens et extraeuropéens aidants. Comment l’Europe, dans son passé auto-centrée et exclusive de l’étranger lointain et proche par l’ex-colonisation (Afrique, Asie), se trouve-t-elle désormais, ou plutôt, se sent-elle aussi confrontée aujourd’hui à l’exclusion des immigrations internes, et partagée entre Europe de l’Ouest et Europe de l’Est (Roumanie, mais aussi Serbie, et bientôt Ukraine, Russie) ?
En prenant le prisme le plus large possible, la question est, bien sûr, de savoir comment et à partir de quel imaginaire s’organisent de telles césures (Nord-Sud, Est-Ouest, Europe-hors Europe,…) et au profit de qui ou de quoi fonctionnent-elles ?
Il reste que Campillo prend un prisme spécifique. Le film cité ici, et qui nous sert à poser le problème de la culture européenne, pris entre enquête locale (la Gare du Nord), jeu de domination sexuel (Marek et Muller), romance (les mêmes pris dans un rapport sexuel qui se complexifie) et thriller (comment s’extraire d’une bande solidaire à l’étranger et trouver de l’aide autochtone), a le mérite de sceller en une même articulation les problèmes cités : le rapport Ouest-Est, le rapport sexuel, la diversité des langues et les moeurs, tout en lui donnant la forme générale du SDF, et de sa prise en charge par les règlements de police ou de sa non prise en charge par la population locale.
La Gare du Nord (Paris) occupe ici une place stratégique pour mettre au jour les enjeux, entre réalités, préjugés et manichéismes. Les gares sont effectivement le lieu de la plus grande distribution des fantasmes vécus de l’étranger (passage, transfert, déplacement, fonction du “non-lieu”, image d’invasion,…), de celui que l’on voit nécessairement, qui débarque et pose ses valises là où on ne l’attend pas du tout, là où il peut faire la manche ou le tapin parce qu’il le doit pour survivre, où s’organisent des bandes de survie, et où les autochtones se livrent à un ballet d’évitement et de contournement tout à fait propre à susciter des images que la caméra de Campillo reconstruit avec art. Mais c’est aussi le lieu de la rencontre possible, violente ou douce, entre des mondes qui habituellement se juxtaposent plutôt.
C’est d’ailleurs ce jeu de rencontre que le film travaille (indifférence, accueil, surprise, capture, refoulement,…). Il en propose différentes formes métonymiques successives (la gare et l’arrivée du jeune immigré, l’appartement bourgeois et une dévastation dont le personnage est l’otage, le changement de décor pour accueillir l’autre, le retournement de la situation et la prise du centre d’hébergement), en une série de figures cinématographiques de lieux de rencontres possibles en Europe (donc du plus large au plus intime, et du plus intime au plus légal : la gare, l’appartement, le centre d’hébergement), avec effets contraires. Ainsi en va-t-il, à chaque fois sur le même mode, de la situation dans la gare, puis de l’arrivée surprise chez le personnage recevant Marek (alias Rouslan, interpété par Kirill Emelyanov), Muller (interprété par Olivier Rabourdin), quadragénaire bien installé et menant une existence rangée, qui voit son appartement perturbé par des invités qu’il n’attendait pas ; enfin, de la dévastation inversée du centre d’hébergement. Comme en un jeu d’emboîtement : chacun se déplace soudain dans le monde de l’autre, en une démultiplication infinie (la gare, l’appartement, la ville, puis l’inversion : le centre d’hébergement,…).
Au coeur de chacun de ces lieux, la rencontre entre des corps étrangers, des moeurs perturbées et des mises en oeuvres dont on ne racontera pas les dynamiques (ceinturées par un récit efficace), entre des mondes qui s’ignorent mais si proches qu’ils ne peuvent pas ne pas se regarder au moins fortuitement, se décline en mode de consommation d’abord (ici la consommation sexuelle de l’autre avec exercice de domination puis rééquilibrage ou consommation électronique (IPhone)), avant de se structurer en mode de confiance réciproque puis de reconnaissance (on ne racontera pas la fin du film, qui ne s’ordonne heureusement pas à une rédemption, mais plutôt à un type de rapport mutuel).
C’est bien de la question européenne qu’il s’agit (même si on pourrait étendre le propos bien au-delà d’elle), d’une pensée de l’articulation des différences surmontant les séparations, et précisément par des activités communes. Celle de la culture européenne que nous avons tant de mal à concevoir comme une culture à construire dans la diversité, et que nous persistons à enfermer dans des identités closes sur elles-mêmes.
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